15 jours après les attentats, ce qu’on peut en dire

Quinze jours ont passé depuis l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo et la tuerie dans un supermarché cacher : en dehors d’une condamnation de ces attentats, du relais de certaines réactions antifas et du suivi des réactions de l’extrême droite, de la dénonciation du caractère antisémite de la tuerie du vendredi et des actes islamophobes qui ont suivi, nous n’avions pas souhaité apporter notre contribution aux commentaires et commentaires de commentaires de l’événement. Nous pensons qu’il faut du temps pour réfléchir : c’est pourquoi nous avons attendu pour donner, en tant qu’antifascistes autonomes, noter point de vue sur ce qui s’est passé.

Charlie_fascisme

« Je suis Charlie », « Je ne suis pas Charlie » : tout semble s’être réduit ces deux dernières semaines à ces deux positions. Affirmer l’un ou l’autre ne signifie pourtant pas grand-chose : « Je suis Charlie » peut-être à la fois un hommage aux victimes des attentats et une injonction de l’État, l’expression sincère d’une émotion comme un appel à « l’unité nationale » ; « Je ne suis pas Charlie » peut tout aussi bien être défendu par des antiracistes que des militants d’extrême droite pour des raisons diamétralement opposées… L’une des raisons de cette situation est que la référence à « Charlie » repose sur deux confusions.
D’une part, il faut distinguer le Charlie Hebdo des années 1970, qui était un brûlot provocateur, véritable grain de sable dans la société française, et le Charlie d’aujourd’hui, un journal satirique certes, mais sur une ligne social-démocrate, qui s’était fondu dans le paysage médiatique. Pour ce qui est de l’antifascisme, le Charlie Hebdo contemporain avait par exemple fait campagne pour faire interdire le FN : en ce qui nous concerne, nous défendons un antifascisme autonome, qui n’attend pas de l’État, qui est lui-même porteur d’inégalités et de discriminations, qu’il règle le problème de l’extrême droite. Ce conformisme est sûrement l’une des raisons qui ont empêché ce journal de voir que l’image dégradante et stéréotypée qu’il renvoyait des musulmans n’avait rien de subversif, car elle faisait chorus avec un discours réactionnaire et raciste qui était en progression constante dans les médias et les conversations.
D’autre part, il faut distinguer le journal de ses dessinateurs, qui, pour certains et à titre individuel, ont soutenu des luttes d’émancipation et de résistance, par leurs dessins ou par leur notoriété, et à cet engagement, nous rendons hommage : mais ce n’était pas celui de Charlie hebdo . D’ailleurs, en voyant le drapeau français, la Marseillaise et une brochette de chefs d’État dans une manif à leur mémoire, certains ont dû se retourner dans leur tombe !
Antifascisme vs. islamophobie

Charlie_obscurantisme

Le mouvement antifasciste autonome est issu en grande partie des milieux libertaires : à ce titre, il porte donc légitimement un discours critique à l’égard de toutes les religions. Par ailleurs, l’un des courants les plus importants de l’extrême droite française est le courant national-catholique, qui a une capacité de mobilisation importante, et qui tente d’imposer à la société ses valeurs et sa vision du monde. Aussi, certains antifascistes estiment qu’il faut traiter l’islam et son implantation en France de la même façon, et soutenir toute critique faite à cette religion, au même titre que les autres, sans distinction. Mais d’autres antifascistes, dont nous sommes, pensent aussi qu’il importe de ne pas stigmatiser celles et ceux qui le sont déjà pour leurs origines et surtout leur statut social. En France, aujourd’hui, les musulmans, au même titre que les jeunes des quartiers populaires

Charlie_islamophobie

(d’autant que les deux catégories parfois se superposent) sont associés aux « classes dangereuses ». Or le tour de passe-passe de l’islamophobie, c’est justement de détourner ce discours de classe pour en faire un enjeu de civilisation : c’est ce que nous devons dénoncer en tant qu’antifascistes. Pour ce qui est des partisans du djihadisme, il n’en existe pas d’expression politique en France, comme c’est par exemple le cas en Grande-Bretagne : sinon, nous aurions à cœur de les combattre au même titre que les autres intégristes.
Demain nous appartient
Nul ne sait quelles seront les conséquences exactes des attentats, mais ce qui est sûr, c’est qu’on peut s’attendre à un renforcement des mesures sécuritaires, dans la continuité de ce qui s’opère maintenant depuis plusieurs années. Le discours « la sécurité avant la liberté » va certainement devenir la norme. Pour ce qui concerne les activistes, quels qu’ils soient, il va être de plus en plus difficile de s’exprimer : ce sera le cas pour les antifascistes, au même titre que les autres. Mais ce sont surtout les sans-papiers (les immigrés clandestins) qui en seront les premières victimes : d’ors et déjà, il leur est beaucoup plus difficile par exemple de prendre les transports en commun à cause des contrôles, et les délits de faciès vont être encore plus nombreux, au nom de la lutte contre « le terrorisme ».
Pour ce qui est du reste, en particulier en ce qui concerne la lutte antifasciste, il est bien sûr trop tôt pour le dire, mais on peut envisager deux hypothèses, l’une pessimiste, l’autre optimiste, sachant que la réalité sera certainement quelque part entre les deux.

Charlie_choc

La première, c’est d’envisager que la partie de la population qui, surtout à gauche, était encore réfractaire au discours islamophobe, va se laisser séduire par les sirènes du racisme et va accepter sans rien dire, au nom de la sécurité et de « l’unité nationale », des atteintes sans précédent aux libertés individuelles et des mesures discriminatoires à l’encontre d’une partie de la population. Dans le même temps, renvoyées à des stéréotypes dans lesquels ils finiront par se reconnaître, les populations d’origine immigrée des quartiers populaires continueront à fournir d’autres candidats au djihad, alimentant ainsi le cercle vicieux d’une guerre intérieure que les extrémistes de droite comme les fanatiques religieux appellent de leurs vœux.

Charlie_solidarité

La seconde, c’est d’espérer un sursaut de celles et ceux qui défendent l’idée de justice sociale, et qui ont laissé le terrain de la rue et des médias au courant réactionnaire et raciste depuis plusieurs années. Pour renouer le contact avec les premières victimes du racisme, que ce dernier soit celui de l’État, de groupuscules agissants ou des discours médiatiques, pour replacer les débats non plus autour de la question de la culture, de la religion ou de l’origine des uns et des autres, mais autour de celles des rapports de classe et de la justice sociale, il n’y a pas trente-six solutions : il faut s’organiser pour résister, s’émanciper et proposer une alternative à la société capitaliste. En tant qu’antifascistes, c’est dans ce sens, avec les moyens qui sont les nôtres, que nous essayerons de faire avancer les choses.

La Horde