Sur Cable Street, il y a 80 ans : "No Pasaran !"

Le 4 octobre 1936, Oswald Mosley, leader du British Union of Fascists appelle ses troupes à parader dans l’East End londonien, un quartier comptant une forte communauté juive. 2 à 3000 fascistes se déploient en colonnes sous la protection de plus de 6000 policemen. Mais des centaines de milliers d’antifascistes, anarchistes, communistes, socialistes ou habitants non-organisés de l’East End élèvent des barricades et attaquent la police et les fascistes pour les mettre en déroute… Et s’il fallait le refaire aujourd’hui, pas une hésitation !

Alors qu’en 1936, dans toute l’Europe, les partis fascistes devenaient de plus en plus forts, suivant en cela l’exemple des partis nazi allemand et fasciste italien, et qu’en Espagne, les Républicains rejoints par les brigades internationales s’opposaient à Franco et à ses nationalistes, soutenus par Hitler et Mussolini, le Royaume Uni connaissait également une montée de l’extrême droite antisémite, avec la British Union of Fascists (BUF, Union des Fascistes britanniques) dirigée par Oswald Mosley.

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Mosley, quelques jours avant Cable Street.

En 1936, il ne faisait pas bon être Juif à Londres : les chemises noires de Mosley faisaient de l’agitation dans la rue et appelaient à la haine contre les Juifs, les assimilant à « des rats et de la vermine sortie des égoûts de Whitechapel ». Certains se souviennent d’avoir vu leurs parents pris pour cibles par ces fascistes britanniques, mais aussi par des gamins dans la rue, qui leur disaient « Retourne chez toi, Juif ! ».

C’est dans ce contexte qu’est annoncée, dès la fin septembre 1936, une marche des chemises noires de Mosley pour le 4 octobre 1936 dans l’East End, un quartier de Londres peuplé pour moitié de Juifs : « Mosley va parler dans l’East End, à Londres. Quatre grands meetings. Quatre défilés. »

À la demande très officielle des habitants du quartier, qui souhaitent que cette démonstration de force soit interdite, le gouvernement répond par une fin de non-recevoir, et ce sont entre 6000 et 7000 policiers qui sont mobilisés le 4 octobre 1936 pour garantir aux fascistes l’accès au quartier de l’East End.

Face à cela, pas de réponse unifiée, pas d’accord entre les opposants : le parti travailliste et le Jewish Board of Deputies refusent la confrontation, arguant du fait qu’il ne faut pas donner prise à l’antisémitisme, comme si la victime était responsable de l’attaque qu’elle subit.

« One, two, three, four, five We want Mosley, dead or alive ! »

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Mais la population du quartier ne l’entend pas de cette oreille, pas plus que le parti communiste et les syndicats. Ils sont ainsi 300 000 à ériger des barricades autour de Cable Street à grand renfort de pavés, tables, chaises, matelas et autres ustensiles de cuisine. Aussi bien les Juifs du quartier, que les dockers irlandais, les membres du parti travailliste qui n’ont pas suivi les consignes données par leur direction, que les communistes, les syndicalistes, mais aussi les femmes et les enfants se mobilisent pour barrer la route à Mosley et à ses sbires.

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Les affrontements ont lieu principalement contre la police, en particulier la police montée : des appartements, tout le monde jette ce qui peut servir pour renforcer les barricades. Les femmes balancent les poubelles et les pots de chambre sur la police, les enfants jettent leurs billes sous les sabots des chevaux de la police montée, qui se montre particulièrement brutale. Un grand nombre de personnes sont blessées, en particulier à la tête, par les policiers à cheval qui font tournoyer leurs matraques, comme le montrent les images d’archives. Les blessés sont pris en charge par des volontaires du quartier, mais 80 personnes sont arrêtées : c’est une nuit d’angoisse pour des dizaines de familles qui ne voient pas rentrer certains des leurs dans la soirée. Bien des yeux se dessillent face à la police, complice des fascistes.

Voici le témoignage de Bill Fishman, historien décédé en 2014 à l’âge de 93 ans :

« Nous avons tous couru dans la direction de Cable Street. En bas de la rue, un camion renversé a servi à ériger une barricade, et nous avons bloqué la rue. Des Juifs hassidiques avec leur petite barbe se tenaient à côté des dockers irlandais de grande taille. Les gens ont commencé à jeter leurs matelas par les fenêtres pour bloquer la rue puis la police a été massivement attaquée, et deux gradés ont même été pris en otage. »

Finalement, le bruit court que les fascistes doivent faire demi-tour, face à la résistance que la population du quartier oppose à la police : c’est le triomphe, la bataille est gagnée !

Cable Street, une lutte emblématique

Après cette victoire, les habitants mobilisés contre Mosley sont restés actifs, contre le fascisme et contre le racisme. Les choses n’ont pas été faciles, y compris lorsqu’ils ont voulu garder et transmettre la mémoire de leur engagement antifasciste, en réalisant une fresque murale rappelant la bataille de Cable Street.

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En 1982, la fresque murale n’était pas encore terminée qu’elle était dégradée par des grafitti racistes : en effet, entre 1976, date à laquelle le projet avait commencé, et 1983, son inauguration, tous les habitants de l’East End qui s’en sont occupés ont été la cible de toutes sortes d’attaques et harcèlements. C’est dire si l’idée de solidarité qu’ils voulaient transmettre ne va toujours pas de soi.

Dans le même temps, dans les années 1970 et 1980, la population changeait dans le quartier : les immigrés originaires du Bangladesh devenaient plus nombreux, tandis que certaines familles juives déménageaient. Mais le ressentiment raciste était toujours là, incarné par le National Front qui marchait dans les traces de Mosley et de ses chemises noires.

Certains des nouveaux habitants se souviennent de la peur qui les prenait quand ils devaient aller à certains endroits, « tenus » par des bandes de fascistes ; les enfants allaient à l’école et en revenaient directement, pas question de rester jouer dehors, car les attaques racistes étaient monnaie courante. On attendait chaque soir le retour des parents à la fenêtre, dans l’angoisse que se produise une attaque raciste mortelle comme celle qui causa la mort de Altab Ali, 25 ans, mécanicien employé dans une usine de textile, poignardé près de Whitechapel Road. C’était le 4 mai 1978, un jour d’élections locales auxquelles le National Front participait.

Face à cette nouvelle extrême droite, les différentes communautés se sont emparées de la mémoire de Cable Street, et la revendiquent aujourd’hui. De même, les vétérans de Cable Street (dont certains sont centenaires) continuent à intervenir au sujet des discriminations que subissent les Musulmans mais aussi les Polonais depuis le Brexit, les rapprochant de celles qu’ont subies leurs proches ou leurs voisins, parce qu’ils étaient Juifs.

Aujourd’hui, les pouvoirs politiques en place revendiquent également la mémoire de la bataille de Cable Street (mais quel travail de mémoire est fait par rapport au rôle de la police ?) : ainsi, le 9 octobre 2016, le maire de Londres a commémoré cette bataille historique, et Cable Street 80, un collectif de syndicats et d’associations issues des différentes communautés du quartier a organisé une manifestation dans l’East End.

Quoi qu’il en soit, les débats qui ont eu lieu avant la bataille de Cable Street sont toujours d’actualité. Comment en effet se confronter à l’extrême droite ? Est-il bien prudent de l’ignorer en espérant qu’elle disparaîtra d’elle-même, faute de publicité ? Ni l’actualité ni l’histoire de l’Europe ne semblent dire que c’est la bonne solution…

Alors, comme criaient les gens de Cable Street : « No Pasaran ! »