Soral, Zemmour, De Benoist : l’amour à trois

Le 13 avril prochain, le Collectif antifasciste de Besançon organise une soirée-débat avec Nicolas Bonanni, auteur d’un ouvrage, L’amour à trois. Alain Soral, Eric Zemmour, Alain de Benoist . dont voici un extrait de l’interview publiée sur le site Haro ! :

L’amour à trois. Alain Soral, Eric Zemmour, Alain de Benoist

Vous connaissez Alain Soral et Eric Zemmour. Mais les avez-vous lu ? Et savez-vous qui est Alain de Benoist ? Non ? Ce n’est pas grave. Oui ? Cet article est fait pour vous. Parce qu’un petit livre vient de paraître aux éditions Le monde à l’envers intitulé L’amour à trois. Alain Soral, Eric Zemmour, Alain de Benoist . Son auteur, Nicolas Bonanni, lui, a lu ces trois penseurs de l’extrême-droite - ce qui nous arrange bien parce qu’on préfère lire des choses plus intéressantes. Il propose une lecture critique des thèses anti-universalistes, inégalitaires et misogynes de ces intellectuels de "l’autre droite". Thèses qui irriguent toute la société, et en premier lieu le Front national. Nous lui avons posé quelques questions.

Tu as publié récemment L’amour à trois aux éditions Le monde à l’envers. De quoi s’agit-il ?

Je viens en effet de publier une tentative de décryptage de la pensée de trois intellectuels d’extrême-droite : Alain Soral, Eric Zemmour et Alain de Benoist. 
Il faut d’abord revenir sur l’arrière plan de leur succès. Depuis une quarantaine d’années, nous sommes dans une période de crises et de bouleversements, où l’histoire s’accélère. Parmi les phénomènes majeurs, la financiarisation, la robotisation et la crise environnementale créent des tensions sociales qui déstabilisent les systèmes établis... et la vie des individus. Confrontés à un système en crise, à un marché du travail de plus en plus dur et de plus en plus précaire, à l’érosion du lien social et des solidarités traditionnelles, les gens cherchent des échappatoires (télévision, médicaments), ou des réponses politiques.
C’est sur cette toile de fond que ces trois idéologues modernisent le discours traditionnel de l’extrême-droite. Alain Soral agite principalement internet, avec des vidéos très regardées. Eric Zemmour a une forte audience à la télévision, et il a vendu 400 000 exemplaires de son livre Le suicide français. Alain de Benoist, lui, s’occupe de publier des ouvrages érudits et des revues confidentielles, ce qui explique qu’il est moins connu que les deux autres. Leur point commun, c’est de donner une réponse « de droite » à la crise sociale : un repli sur les identités, la mythification d’un passé ou tout était « en ordre ». Il faut selon moi prendre acte que la modernité a dérivé vers un techno-capitalisme destructeur. Mais face à cet état de fait, ils proposent un retour aux aliénations pré-modernes, à la morale religieuse. Ce qui explique leur succès, c’est qu’au moins ils proposent un discours, des analyses critiques, dans un vide politique généralisé.

Dans ton livre tu montres que Soral, Zemmour et De Benoist expriment dans leurs écrits un mépris terrifiant pour les femmes à qui ils prêtent « une mentalité directement issue de leur anatomie ». Parce qu’elles sont nées femmes, elles sont, selon eux, naturellement « sans vision sociale, sans projet politique ». Tu peux nous en dire plus ?

Le sexisme de ces individus est en effet sidérant. Mais leur argumentation est finalement assez limitée : les hommes sont des hommes parce qu’ils sont nés comme ça, les femmes sont des femmes parce qu’elles sont nées comme ça. Pour eux, les hommes seraient naturellement tournés vers la conquête parce qu’ils ont des organes génitaux extérieurs, et les femmes seraient naturellement sans vision politique parce qu’elles ont des organes génitaux intérieurs.
Remettons les choses en contexte. Cela fait plusieurs dizaines d’années que des recherches ont mis en avant l’importance de penser, en parallèle de l’approche biologique (le sexe), la construction sociale des identités féminine et masculine (le genre). Les deux éléments ne correspondent pas nécessairement : tout le monde connaît des femmes « masculines » et des hommes « féminins ». C’est que ces identités de genre n’ont qu’un rapport léger avec l’appartenance sexuée. Il nous manque d’ailleurs des mots pour mieux penser cette disjonction : il faudrait des adjectifs qui renvoient à mâle et femelle (les aspects sexués) et d’autres qui renvoient à homme et femme (les aspects genrés) – alors qu’on emploie les termes de masculin et féminin pour les deux, ce qui entretient la confusion. 
Toutes ces recherches sur le genre sont ignorées, ou moquées, ou caricaturées, ou combattues, par les trois idéologues que j’ai étudié, qui réassignent systématiquement les individus à leur sexe. Genre = sexe, sexe = genre, et l’ordre traditionnel sera préservé.

Par opposition, tu expliques que leur argumentaire visant à justifier les inégalités entre les « races » est plus subtil. 

Sur le terrain du racisme, ils procèdent aux mêmes assignations que pour le sexisme, mais « à l’envers », ce qui leur donne un vernis de respectabilité : ils ne parlent jamais de « races », mais toujours de cultures, de civilisations ou de religions. Peu importe, au fond, puisque pour eux race = civilisation et civilisation = race. Pour eux, les individus appartiennent quasi-mécaniquement à des blocs culturels, homogènes et statiques, attachés à des territoires – une sorte de « race sociale ». Pour eux, la Culture est une seconde nature, à laquelle on ne peut échapper. Ce qui est faux, évidemment, mais qui a l’attrait des simplifications. 
Ensuite, ils ne développent jamais un argumentaire en termes « d’inégalité ». Ils se contentent d’un différentialisme radical. Entre leurs « blocs culturels », les différences sont tellement importantes qu’elles prennent le pas sur le commun. Pour eux, les individus appartiennent à leur culture avant d’appartenir à l’espèce humaine. C’est un argumentaire assez malin, puisqu’une fois admis que les individus ne partagent pas une nature commune, il devient finalement impossible de penser l’égalité : on ne peut être égaux que si l’on se reconnaît une appartenance commune – appartenance que le différentialisme se charge de dissoudre.

Si je ne me trompe pas, ce « racisme culturel » a imprégné petit à petit toute la droite. Tu montres que le Front national a récupéré cet argumentaire. Mais n’est-ce pas aussi le cas d’une bonne partie de la droite libérale ? Il n’y a qu’à voir les derniers discours de Sarkozy. Le problème, ce ne sont plus les arabes, mais les musulmans – et on comprend bien qu’au fond il assimile les uns aux autres. 

La question des discriminations subies par les maghrébins en France est intéressante. Il est clair que derrière la polarisation du débat public sur les questions de religion, de laïcité (et particulier sur la question de l’Islam) il y a tout le passif non réglé des politiques coloniales et néo-coloniales de la France. 
Le débat public français vole assez bas : il n’y a qu’à voir les polémiques ridicules autour du burkini l’été dernier. Les amalgames répétés entre Daech et l’Islam, entre musulmans et arabes, entre immigration et « insécurité » ne font que créer de la confusion, et on sent que le travail de « lepénisation des esprits » dénoncé dans les années 1990 a porté ses fruits. Aujourd’hui, une bonne partie de la classe politique – et des Français – pratiquent ces amalgames. Ce qui ne revient pas à dire que tous les Français sont racistes, mais ces discours produisent des effets. C’est en partie pour cela que de nombreux arabes français se rapprochent de la religion musulmane, même s’ils en étaient éloignés à l’origine. Tant qu’à être assigné à une identité discriminée, autant l’assumer et retourner le stigmate ! [1]
Le discours différentialiste est performatif. En prétendant que les identités culturelles sont homogènes et statiques, que culture = civilisation = religion, que tous les arabes sont musulmans, et en opposant des blocs culturels les uns aux autres, il participe à créer sa propre réalité.

D’ailleurs, est-ce qu’il s’agit d’une vraie mutation idéologique ou est-ce juste une stratégie de façade pour s’adapter à l’antiracisme et au fait qu’il est plus difficile de dire aujourd’hui (et heureusement ) « dehors les arabes » ? 

Pour moi, le virage « culturaliste » des questions « raciales » n’est pas une stratégie de façade, mais une vraie modernisation. Alain de Benoist et tout le courant de la Nouvelle droite ont bataillé ferme pour imposer ces nouvelles idées à l’extrême-droite, ce qui leur a valu des inimités durables.
Cette évolution « culturelle » n’est pas propre à quelques idéologues d’extrême-droite. Dans les années 1970, toutes les formations politiques avec un minimum de réflexion ont intégré dans leur pensée des analyses tirées des sciences sociales. Et ont donc mis en avant des déterminismes culturels là où l’on ne voyait auparavant que des déterminismes naturels. La catégorie « race » est aujourd’hui bannie du discours public au profit des mots « religion » ou « culture », tout comme la catégorie « sexe » est systématiquement remplacée par le mot « genre ». Trop souvent, on ne fait que remplacer un mot par l’autre, sans rien changer à l’analyse. Remplacer un déterminisme par un autre n’a jamais fait avancer les idées – cela permet tout au plus de moderniser les structures oppressives.
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