On connait les hommes de l’alt-right, mais moins ses figures féminines : voici une traduction par nos soins d’un article de Samantha Miller publié sur Jacobinmag, qui présente l’un d’elles, Lana Lokteff.

Lorsqu’on pense à l’alt-right, on a généralement l’image d’une armée de Richard Spencer : des hommes blancs en colère, avec une coupe de facho, marchant sous la bannière de Pepe la Grenouille. Mais cette image laisse de côté une part non négligeable de ce courant politique d’extrême droite, qui se fait de plus en plus entendre : les femmes.

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Tout comme leurs contreparties masculines, ces femmes, adeptes de la suprématie blanche et du néofascisme, rejettent ce qu’elles appellent la « domination du marxisme culturel », faisant des gens de gauche les enfants naturels de Karl Marx et de l’actrice Lena Dunham, dont l’objectif serait de transformer les États-Unis en un cloaque anti-blanc, dirigé par les intérêts juifs qui feraient la promotion du métissage, du féminisme et de l’hédonisme.

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Ces femmes alt-right mettent l’accent sur une répartition traditionnelle des rôles selon les genres et sur des idéaux de beauté à l’ancienne. Elles font la promotion de la famille nucléaire des années 1950, rêvant d’un paterfamilias blanc. En cela, l’alt-right cherche à rendre naturel ce qui non seulement nous opprime, mais appartient également aux conventions, nous rappelant que, pour choquante que soit sa percée récente dans le paysage politique, son idéologie est largement présente dans la société.

Make Patriarchy Great Again

Lana Lokteff est l’une des personnalités féminines les plus importantes de l’alt-right. D’origine russo-américaine, elle raconte que sa famille a fui le « bolchévisme » pour s’installer en Chine où son père est né. Elle a grandi dans le Nord-Est américain, fut d’abord libertarienne, avant de se convertir au suprémacisme blanc.

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Lokteff co-anime une émission suprémaciste blanche avec son mari Henrik Palmgren. Considérée comme la « CNN de l’alt-right », Red Ice a son siège social en Suède, d’où viennent un certain nombre de leaders de l’alt-right. Le couple consacre son émission à dénoncer les plans du « marxisme culturel » qu’ils définissent comme une « lutte métapolitique » menée par des élites universitaires et culturelles, dans le but de corrompre la civilisation blanche en faveur du multiculturalisme. Quant à Lana Lokteff, elle réduit le féminisme à un « truc idiot de gauchiste radical qu’on voit venir d’Hollywood  ». Elle croit que les femmes féministes piétinent les hommes pour se sentir importantes, que le féminisme a pénétré la société et la culture, de la télévision jusqu’à l’université, transformant tout ce qui est enseigné à l’école en propagande crypto-marxiste. Cela explique pourquoi les femmes d’extrême droite les plus virulentes font la promotion de l’école à la maison pour s’opposer à l’enseignement public.

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Lokteff trouve que le féminisme est le comble de l’égocentrisme car il se focaliserait sur l’autonomie de la femme au lieu de s’appesantir sur la famille. Elle affirme que le mouvement pour le droit de vote des femmes aurait lancé cette tendance en transférant le modèle de « un vote par famille » en « un vote par femme ». Les hommes et leurs épouses étaient censés aller voter ensemble, et le fait de donner à chaque femme le droit de voter aurait dépouillé la famille nucléaire de sa fonction fondamentale dans la société, affirme Lana Lokteff. Cela aurait créé des divisions dès le départ, préparant le chemin aux familles monoparentales dirigées par des femmes « débraillées et toxicomanes ». Les jours où l’homme de la maison était celui qui ramenait le pain et la mère une épouse dévouée pondant enfant après enfant sont révolus. Les femmes de l’alt-right soulignent la nécessité de reconstruire des familles blanches hétéronormées, soudées, avec des valeurs traditionnelles et des rôles bien répartis selon les genres.

Ce genre de structures familiales implique une hiérarchie naturelle : pourtant, et Lokteff l’admet, les femmes décident en dernier ressort si la race se perpétue ; en réalité, elles sont des auxiliaires et doivent accepter leur infériorité par rapport aux hommes. À partir du moment où l’on croit que les hommes sont, de naissance, le sexe supérieur, le patriarcat devient quelque chose de naturel, de normalisé, et même de nécessaire : les femmes inférieures doivent « être prises en charge » par les hommes, ce qui est un euphémisme pour la soumission.

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Les hommes européens sont décrits comme des protecteurs naturellement intelligents et forts qui construisent des civilisations et pourvoient aux besoins de leur famille. Lokteff croit que toutes les femmes sont attirées par la force et la bravoure masculines et qu’elles devraient accepter leur rôle qui consiste à porter puis à soutenir leurs enfants. Et de fait, avoir des enfants est une obligation . Si elles veulent que leur héritage d’extrême droite se perpétue, les femmes blanches doivent se marier jeunes et avoir une grande famille.

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Daniel Friberg (le pdg de altright.com et l’un des collaborateurs politiques de Lokteff et Palmgren) fait écho à ces conseils dans son manuel pour les militants fascistes The Real Right Returns (La véritable droite revient). Friberg convient du fait que le mythe de l’égalité entre les sexes nuit à la fois aux hommes et aux femmes, en particulier à ces hommes qui sont obligés d’entrer en compétition avec des femmes sur le marché du travail.

Il soutient qu’il existe des « différences fondamentales » entre les hommes et les femmes, qui ne peuvent pas être effacées par la propagande « marxiste culturelle ». Leur principale différence serait la position par essence apolitique des femmes. Le féminisme représente la seule exception à cette règle, mais pour Friberg, « C’est l’exception qui confirme la règle. » On comprend donc pourquoi les femmes sont sous-représentées à droite, car elle doivent rester à la maison. Les femmes ne devraient jamais faire l’erreur d’essayer d’agir comme des hommes, ou de s’approprier leurs caractéristiques masculines.

Mais Lokteff ajoute quelque chose à la stricte démarcation que fait Friberg entre les sexes. Elle croit que les femmes alt-right, en intériorisant leur soumission, peuvent user de leur féminité pour saper la gauche. Dans un épisode de « Virtue of the West », Lokteff soutient que, parce qu’une animatrice « ne veut pas dominer quiconque physiquement », elle peut « en dire bien plus ».

L’immigration comme « génocide blanc »

Les accusations de racisme ne font plus rien à Lokteff. Au lieu de cela, dit-elle, « On m’a traité de tellement de choses que cela me donne de l’énergie maintenant, parce que je peux traiter [ceux qui me critiquent] comme des marche-pieds, je leur marche dessus et je me moque d’eux. » Ses débats sur Red Ice sont pleins d’invectives contre le multiculturalisme, les immigrés, en particulier les musulmans dont elle fait des boucs-émissaires de façon très démagogique. Elle affirme ainsi de façon mensongère que les réfugiés sont responsables d’une augmentation des crimes en Europe, les décrivant comme des « voyous paresseux qui envahissent les bureaux d’aide sociale pour y réclamer des aides ».

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En octobre 2015, Lokteff justifie l’attaque au sabre d’une école par un militant d’extrême droite (qui a fait deux morts), au nom d’une "islamisation" de la ville…

Elle appelle les immigrants musulmans « des envahisseurs à venir » qui n’ont aucun respect pour les femmes blanches. Contre cette prétendue menace, Lokteff dit aux femmes de se préparer à une guerre raciale : « Ces gens risquent leur vie pour essayer de venir dans les pays que les hommes ont construits pour nous. Nous devons être prêtes à nous battre. » Elle demande : « L’immigration de masse de non-Européens a-t-elle fait de la Suède un pays meilleur, avec des rues plus sûres et plus de possibilités ? La réponse est tellement évidente : c’est un non clair et net. Nous avons une solution toute simple : les pays européens sont pour les Européens. Si vous ne nous aimez pas, partez. »

Ces opinions sont les maître-mots de l’extrême droite européenne. Lokteff utilise fréquemment un autre aspect de cette rhétorique, qui exagère les incidents où des migrants ont fait preuve de violence à l’égard de femmes. Et d’affirmer : « Si les femmes qui ont été violées se rassemblaient et disaient qu’elles ont été violées par des migrants, cela pourrait, en quelques minutes, défaire ce qui a été tu depuis des années. »

Bien sûr, elle évite de mentionner qu’à travers toute l’Europe, et en particulier en Allemagne, la violence contre les foyers de réfugiés a considérablement augmenté.

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Pour Lokteff, la conspiration du marxisme culturel contre l’identité blanche entraîne une immigration de masse. Le plan secret du marxisme est le « génocide blanc », mis en œuvre par la politique d’ouverture des frontières qui encourage la destruction des communautés blanches homogènes. Elle soutient le fait que l’offensive métapolitique du marxisme culturel a culpabilisé les blancs de sorte à privilégier les identités non européennes plutôt que l’identité blanche.

L’alt-right, de Kevin MacDonald à Lokteff, assure que l’égalitarisme que professe le marxisme masque un parti-pris anti-blanc qui entraînerait les blancs vers l’extinction. L’idéal de la maison en banlieue avec « la clôture blanche a été échangée contre un minuscule appartement écolo dans un quartier multiculturel assailli d’immigrants », dit Lokteff. Le marxisme culturel émascule les hommes blancs, les transformant en « mâles bêtas » féminisés, arborant des « jeans skinny et des panneaux où l’on peut lire “ Refugees welcome ” ».

À l’opposé de ce qu’affirme le racisme sensationnaliste de Lokteff, le taux actuel de crimes sexuels n’a pour ainsi dire pas évolué depuis 2005, si l’on regarde les enquêtes menées en Suède sur le crime. Aucun lien légitime n’a été fait entre une augmentation des crimes sexuels et l’immigration de masse ; on note plutôt que la définition du viol a été revue de manière à étendre ce type d’agressions, ce qui entraîne de façon directe des rapports montrant une augmentation du nombre d’agressions perpétrées contre des femmes. En outre, si l’on se réfère au Conseil national suédois pour la Prévention du Crime, la majorité des suspects sont nés en Suède, de parents également nés en Suède. La grande majorité des gens issus de l’immigration n’ont que peu de contacts avec le système pénal. Selon ces enquêtes, la plupart des crimes ont des mobiles socio-économiques, plutôt que raciaux.

Bien sûr, Lokteff peut dénoncer ces études, en disant qu’elles font partie de la conspiration du marxisme culturel. De son côté, elle isole des viols et des crimes ici et là pour en faire la preuve d’une tendance générale qui n’existe tout simplement pas.

L’hideuse obsession de la beauté

Selon Lokteff, trois choses sont ancrées dans la tête des femmes et n’en sortiront jamais : la beauté, la famille et le foyer. Ces valeurs correspondent au noyau dur de ce qui rend le suprémacisme blanc si attirant pour les femmes d’extrême droite. Au sein de l’alt-right, la beauté est considérée – de façon obsessionnelle, même – comme la force primordiale qui pousse la femme à vivre sa vie au mieux.

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La place des femmes selon l’Alt Right : décorative et soumise (publicité pour les pantalons "Mr Leggs" dans les années 1960).

Cette idéologie a un fondement pseudo-scientifique : les femmes seraient biologiquement enclines à désirer un compagnon qui puisse lui assurer une existence matérielle sûr et confortable jusqu’à sa mort. Le moyen le plus sûr d’y arriver est d’être aussi séduisante physiquement que possible pour les hommes.

Dans presque toutes les interviews et autres discours, Lokteff souligne à quel point les gens de l’alt-right sont « beaux » et « séduisants » : « Ce sont des femmes belles et intelligentes qui comprennent que l’immigration de masse ne marche plus… Le nationalisme est devenu le style que tout le monde veut. Toutes les filles commencent à faire de l’œil au mauvais garçon qu’est le nationaliste… Ces nationalistes européens et l’alt-right sont des gens très séduisants, très sexy. C’est quelque chose d’eugénique. Des rencontres ont lieu, des couples magnifiques se forment. Maintenant il est temps de procréer. »

Suivant Nietzsche, Lokteff et l’alt-right veulent un renversement des valeurs (la transvaluation nietzschéenne) où le marxisme culturel serait remplacé par le traditionalisme. Ils affirment que le marxisme culturel mène une guerre contre la vérité et la beauté. Selon cet argument, la nature fait une hiérarchie, produisant des « gagnants » et des « perdants » dans la société. Maintenant, les perdants s’associent pour détruire les gagnants nobles et aristocratiques.

L’alt-right croit que c’est l’envie qui mène la gauche dans son ensemble. Lokteff se moque du féminisme comme « action positive pour les personnes laides », arguant du fait que les gens de gauche « mettent en avant comme idéal de beauté des féministes laides, pour qui être grosse n’est pas un problème, et disent qu’il est naturel pour un mari de s’habiller comme une femme ou d’avoir occasionnellement des relations sexuelles avec un autre homme pour prouver qu’il n’est pas homophobe.  »

Dans son manuel, Friberg répète ces points pour valoriser la féminité fasciste. Voici les conseils qu’il donne aux femmes de l’alt-right : « Nourrissez votre féminité. Prenez conscience que vos qualités féminines sont vos plus grands atouts. Nourrissez-les et développez-les. Ils sont également votre arme principale dans la compétition plutôt brutale qui constitue la sélection naturelle, et c’est votre force principale dans vos interactions avec les hommes. »

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L’argumentaire de Lokteff est nul et non avenu. Qu’il concerne ce qu’il appelle la race ou le genre, il ne peut se réclamer d’aucune vérification empirique. Elle affirme que de plus en plus de Blancs innocents seraient victimes de crimes haineux perpétrés par des sous-humains qui leur seraient biologiquement inférieurs, ce en quoi elle répète la pire propagande d’inspiration nazie. Quand il s’agit de la race, elle recourt à des stéréotypes révoltants et à des arguments du type bouc-émissaire ; quand il s’agit du genre, elle fait de l’anatomie un destin. Elle croit que les gens qui font la distinction entre sexe et genre sont profondément perturbés et qu’ils se sont fait laver le cerveau par la propagande marxiste. Ses vues sur le genre rappellent principalement la rhétorique nationale-socialiste du Kinder, Küche, Kirche (enfants, cuisine, église) de l’Allemagne des années 1930.

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Les antifascistes américaines du Pastel Block

Lokteff dit qu’elle veut juste qu’on la laisse vivre en paix avec ses amis blancs européens, car selon elle, si toutes les races avaient la possibilité de vivre séparées les unes des autres, il y aurait moins de violences dans le monde. Sans surprise, elle n’explique pas comment on pourrait parvenir à une telle société, mais l’histoire nous a appris que de telles tentatives visant à créer des États uniquement blancs ont vite tourné à la purification ethnique et au génocide. En refusant toute possibilité d’internationalisme ou d’intégration, Lokteff et consorts condamnent l’humanité à une guerre raciale de tous contre tous, dans la tradition de Hobbes. Ses vues sur la politique ne ressemblent à rien d’autre qu’à de la zoologie : l’idée d’humanité est liquidée, et tout ce qui reste est une guerre entre sous-espèces animales.

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Mais tout cela n’est guère nouveau : derrière Lana Lokteff et ses idées politiques féminisées, on trouve le même facho bouffi de bière qui nourrit des fantasmes de violences viriles où il protège des femmes blanches des forces de la « décadence raciale ». Ce qui, autrefois, était la menace du « bolchévisme juif » est devenu la menace du « marxisme culturel ». Cela ne devrait pas nous surprendre : après tout, en allemand, « alt » signifie « vieux ».
Samantha Miller

traduit par La Horde