Lecture : Zeev Sternhell "Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France"

Nous avons reçu une fiche de lecture de l’ouvrage de l’historien Zeev Sternhell Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, paru en 1983, qui défend la thèse d’un véritable fascisme français. Alors qu’on essaye aujourd’hui de nous faire croire que l’extrême droite et le fascisme n’existe que dans la tête des antifascistes, un petit rappel historique ne peut pas faire de mal… 

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Zeev Sternhell est un auteur israélien, historien du fascisme, qui est l’un des premiers à faire voler en éclat le consensus sur la nature des droites en France à travers son ouvrage la droite révolutionnaire en France (1895-1914) . Cet ouvrage a ouvert dans les années 1970 une longue période de débats intellectuels et historiographiques qui persiste jusqu’à aujourd’hui : Sternhell répond ici à ses nombreux détracteurs et met en évidence la manière dont le monde intellectuel a dû accepter de nombreux éléments de sa thèse en trente ans de controverse.

La préface de Ni Droite ni gauche revient sur ce débat intellectuel sur la nature des droites en France et le mythe d’une France républicaine qui aurait été immunisée contre le fascisme, notamment dans l’entre-deux-guerres, et où seule l’invasion allemande ouvrira la porte à des éléments brebis galeuses qui verseront dans le collaborationisme. Zeev Sternhell rappelle que ce genre de mythe républicain ou encore la construction intellectuelle des droites françaises (légitimiste, bonapartiste, orléaniste) sont bien souvent issu des sciences politiques et d’un milieu intellectuel formé justement dans l’entre-deux-guerres, qui a certes été traumatisé par l’expérience de juin 1940, mais qui n’est pas exempt de petites lâchetés intellectuelles pouvant s’apparenter à un révisionnisme historique.

Il met ainsi en parallèle la difficulté pour l’école de sciences politiques française à admettre sa thèse et le cas de Benedetto Croce (intellectuel italien) qui après avoir apprécié l’expérience fasciste dans sa jeunesse, s’acharnera après guerre à décrire le fascisme comme un accident dans l’histoire de l’Italie, une sorte de détail, dans une forme de révisionnisme historique. En effet, Sternhell soutient avec force que non seulement la France n’a pas été immunisée contre le fascisme mais qu’elle en même été l’incubateur idéologique dans un premier temps, que la même logique de montée en puissance du fascisme (entendu ici au sens historique) s’y est développée, et que le désastre de juin 1940 ne constitue qu’une opportunité dont certains tenants de la révolution nationale ont su profiter. Le régime de Vichy n’est donc pas le fait de l’occupant allemand et comporte toutes les caractéristiques d’un régime fasciste.

A travers le terme de fasciste, Sternhell entend désigner les mouvements politiques (et personnalités publiques) qui se sont révélées adversaires à la fois de la démocratie, du parlementarisme, de l’individualisme, du libéralisme politique du XIXe siècle, du capitalisme (financier) et de la liberté économique, mais aussi du socialisme et du marxisme (en particulier de la notion de lutte de classe). Les fascistes ont une pensée autoritaire, nationaliste (expansionniste), militariste, et ont recours à la violence ou à la répression (lorsqu’ils accèdent au pouvoir) vis-à-vis de leurs adversaires. De manière générale ils ne croient pas à l’égalité des êtres humains. Sternhell fait du fascisme une idéologie anti-Lumières, attirant et faisant la synthèse entre éléments traditionalistes contre-révolutionnaires (mais pas tous) et éléments socialistes non marxistes. Il situe la naissance du fascisme dans la droite révolutionnaire française de la fin du XIXe siècle. Sa thèse d’un fascisme français s’appuie sur une étude à la fois de l’idéologie des différents groupes et personnalités de la droite révolutionnaire et fascisante française, et surtout de leur poids dans la société française et de la manière dont cette idéologie va se développer dans les années trente et quarante. Somme toute Sternhell fait une brillante démonstration que le fascisme français a bel et bien existé.

Ce fascisme français a été la matrice intellectuelle des autres fascismes européens (italiens et par extension allemand1), qui s’inspireront des innovations intellectuelles de l’extrême droite française de la fin XIXe début XXe. Ce fascisme français a imprégné toutes les strates de la société française (des syndicalistes révolutionnaires à la bourgeoisie en passant par la paysannerie) à travers des organisations très puissantes dans l’entre-deux-guerres (notamment les Croix de feu, le Parti Social français, les « chemise vertes » de Dorgère, ou encore le PPF) qui fourniront un cadre politique favorable et des hommes aptes à mener la Révolution nationale à partir de juin 1940. Le fait que ces organisations n’aient pas été intégrées au fonctionnement de Vichy et qu’il n’y ait pas eu de parti unique en France n’invalide pas la thèse de Sternhell, car pour lui le fascisme est bien un corpus idéologique (et pas simplement un régime2), dont le programme a largement été mis en place sous Vichy. Il démontre aussi que même si Vichy ne s’est pas doté de parti unique (comme en Italie ou en Allemagne), la répression vis-à-vis des opposants politiques y a été plus féroce et le pluralisme politique du régime bien moins développé qu’en Italie où le régime de parti unique était assoupli par une sorte de droit de tendance interne, qui est d’ailleurs l’une des causes de la chute de Mussolini en 1943, déchu par son propre parti...

Origines fin XIXe : le fascisme, une invention française ?

La fin du XIXe et le début du XXe voient se réaliser une jonction du socialisme et du nationalisme qui permet l’émergence d’un proto-fascisme qui fait la jonction entre Barrès et la gauche syndicaliste (Georges Sorel ou les cercles Proudhon). Une des grandes innovations de l’extrême droite française à cette époque par rapport à la période précédente où l’extrême droite conservatrice était cantonnée dans le royalisme ou le bonapartisme antiparlementaire est l’invention du Plan, une sorte de socialisme sans participation ouvrière. Dans un autre esprit il faut aussi prendre en compte le fait que la France est un foyer intellectuel pour le racisme anthropologique (en l’occurrence antisémite, mais pas seulement), qui inspirera ensuite les nazis3. Cette jonction d’une partie de la gauche et de l’extrême droite commence en France avant de se transmettre après guerre à l’ensemble de l’Europe, pour donner une assise relativement populaire à la nouvelle droite révolutionnaire en cours de formation.

L’entre-deux-guerres : La société contaminée ?

6fevrier1934
Une du Populaire le 6 février 1934

Les fascistes français ont su développer des organisations puissantes et imprégner leur époque, de haut en bas de la pyramide sociale. Il y a à l’époque tout un tas d’hommes qui cherchent une solution à la crise du libéralisme, aussi bien dans le camp de la droite, que de celui de la gauche, notamment de la SFIO, qui cherche à théoriser son réformisme. Cette circulation d’idées (notamment en terme économique autour du Plan) créé une atmosphère intellectuelle et un brouillage des repères traditionnels de la science politique. Ils constituent un grand mouvement de révolte contre l’ordre établi, contre le matérialisme libéral ou marxiste sans réellement remettre en cause le cadre économique du capitalisme. Les thématiques de l’extrême droite, de la droite révolutionnaire fascisante, agitent largement l’entre-deux-guerres, y compris en France.

La difficulté de prendre le pouvoir pour les fascistes français tient dans la division de ses différentes organisations, la force de la droite parlementaire qui n’a jamais vraiment eu besoin d’eux et surtout le non recul de l’État contrairement aux cas italien et allemand, où la démission de l’État a favorisé les prises de pouvoir et les intimidation des fascistes ou des nazis. Si l’on prend le cas italien, ce sont bien les élites de l’époque, qui, dans un contexte de crise politique ont fait appel à Mussolini et aux fascistes pour résoudre leurs problèmes de gouvernance. En un mot, les fascistes ont su profiter des crises morales et politiques d’après-guerre pour imposer leurs projets politiques, et de ce côté-ci les français n’ont pas été en reste, mais la grande occasion qui marque l’accès au pouvoir des fascistes arrive à retardement après le choc de la défaite.

La nature de Vichy : un fascisme français

D’une certaine manière la crise majeure qui favorise l’accès au pouvoir de l’extrême droite survient à travers la guerre, mais les cadres de l’extrême droite française vont tout de suite comprendre l’opportunité que représente le désastre de juin 1940 pour mettre en application leur Révolution nationale. La ligne politique de la Révolution Nationale pétainiste est la copie conforme de la feuille de route fasciste. Quelque part c’est le comportement de chacun face à la défaite et à la fin de la quatrième république qui va être juge de paix concernant l’attitude d’un certain nombre de personnalités. Mais quelque part le poison idéologique immiscé par les organisations fascistes de l’entre deux guerre est de retarder l’organisation de la résistance et de marginaliser son poids politique dans les administrations.

1 Sternhell désigne le fascisme allemand sous le nom de nazisme, et s’y tient car il y a dans le régime national socialiste une spécificité très particulière liée à l’extermination des juifs ; cependant il précise que le régime allemand est de même nature que les autres fascismes européens, et qu’il a toutes les caractéristiques du fascisme, ce qui fait du nazisme un régime fasciste, mais qui a dépassé ce terme.
2 Il tourne en dérision ceux qui lui ont opposé l’argument selon lequel aucune organisation fasciste n’a accédé au pouvoir en France en faisant remarquer qu’il faudrait donc, pour ces personnes, réussir à prendre le pouvoir pour être fasciste.
3 Les français (et belges) seront aussi à la base de l’inoculation du racisme en Afrique, à ce sujet voir le court ouvrage de Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais .