Lu sur le site Cévennes sans frontières :

Depuis l’élan d’empathie suscité par la photo du petit Aylan retrouvé inanimé le long d’une plage en Turquie suite au chavirement de son embarcation en septembre 2015, force est de constater qu’à peine trois ans après cet événement tragique, le temps n’est plus à la compassion avec les réfugiés dans les discours politiques. La récente agitation autour de la question migratoire occasionnée lors de la tenue du Conseil européen le 28 juin dernier et les tensions s’en dégageant en attestent largement. Le retour du contrôle des frontières est à la bouche de tous les dirigeants politiques, et avec celui-ci, c’est bien le renforcement des États dans leur souveraineté qui en sort affirmé, dégageant au passage une voix royale aux idées nationalistes et identitaires…

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La frontière comme symbole de la souveraineté des États

Depuis l’époque moderne, la frontière a été le marqueur de la création des États-nations, de leur délimitation et de l’homogénéité politique exercée sur leur territoire1. Là où les confins des grands empires ne se trouvaient autrefois que partiellement définis, leurs limites parfois floues se sont peu à peu précisées pour en arriver aux frontières millimétrées et sécurisées que l’on connaît actuellement. « La frontière est un phénomène très ancien qui ne peut échapper à son ancrage historique. Sa formation, ses significations au cours de l’histoire rejaillissent aujourd’hui sur le droit contemporainLe tracé d’une limite a permis de concrétiser l’appropriation d’un espace par des groupes d’individus dans le cadre d’entités pré-étatiques ou désormais étatiques. Mais avant de parvenir à ce stade, la frontière a fluctué et son droit avec. Frontières « zones », « épaisses », « marches », « limes », autant de noms pour une même réalité : la frontière reste mouvante et non fixée. Ce n’est que progressivement qu’elle s’affermit dans une conception moderne évoluant vers la frontière ligne. »2 Les États se sont ainsi constitués par l’agrégation ou la perte de territoires, et avec leur délimitation et la cartographie entamée dans l’Europe du XVIIème siècle, le modèle des frontières s’est peu à peu étendu au reste du monde. C’est donc un espace entièrement étatisé que nous connaissons aujourd’hui, la frontière en fixant chacune des limites.

La frontière est également l’un des attributs de la souveraineté des États sur leur territoire. Représentant au sens strict la séparation entre le début d’un État et le commencement d’un autre, cette ligne de partage entre entités souveraines lui donne une importance politique fondamentale. « La frontière crée l’État selon un processus qui donne à l’État une définition frontalière. Mais elle se situe également au point d’équilibre de trois données sociologiques : le territoire, l’État, la nation, sans que la coïncidence ne soient au rendez-vous. »3 Nombre de frontières ont ainsi été imposées aux populations sans se soucier des limites traditionnelles, linguistiques, culturelles ou ethniques, notamment par le biais de conquêtes, de guerres, ou par le colonialisme. L’histoire laissant des marques souvent indélébiles dans les identifications qui ont pu se forger ou être créées au cours du temps, le réveil des frontières intérieures, des indépendantismes ou des conflits frontaliers resurgissent inexorablement à chaque endroit de la planète. Les exemples ne manquent pas et l’on pourra penser à l’établissement définitif de la frontière franco-allemande sur le Rhin qui mit plusieurs siècles et nécessita trois guerres dont deux mondiales avant que les rapports de forces ne s’équilibrent en 1945 ; à la question de l’autonomie régionale en Catalogne remise récemment au goût du jour et qualifiée de rébellion par l’État espagnol ; ou à la reprise de la Crimée par la Russie en 2014 après l’avoir cédée à l’Ukraine soixante ans plus tôt. Ces conflits sont autant de revendications de partage de pouvoir, d’autonomie ou de contrôle de zones d’influences, que les États dans leurs orgueils souverainistes, n’ont de cesse de vouloir maîtriser.

Mais la frontière pose aussi la question de son franchissement, et l’on comprend aisément que l’État, se considérant comme garant de l’intégrité et de la sécurité de son territoire, se réserve jalousement le droit d’en contrôler les entrées et les sorties. Si jusqu’au XIXèmesiècle il était plus facile d’entrer dans un pays que de sortir du sien, un siècle plus tard, c’est bien l’inverse qui a cours. « Dans le passé, beaucoup d’États ont considéré la migration comme une rupture d’allégeance et ont lutté contre le nomadisme pour contrôler leur territoire, car la population était une ressource pour travailler la terre, payer les impôts et faire la guerre. »4 Aussi, l’émigration et l’immigration ne se conçoivent pas de la même manière selon les époques et les lieux, même si leur traitement reste constamment soumis aux intérêts des États. Les pays de départ durant la première période de grande migration de 1880 à 1920 comptaient principalement des pays Européens bénéficiant d’un rapport de force favorable sur la scène internationale, alors qu’à partir de 1980 se sont des ressortissants de pays pauvres et faibles qui peinent à entrer dans la zone d’immigration qu’est devenue l’Europe. Inversement, des pays comme la Russie ou la Chine sont devenus des régions de départ à partir de 1990 alors que l’émigration n’y était pas possible auparavant.

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1 La notion de frontière politique date en effet « […] des débuts de l’époque moderne, marqués par une transition depuis des formes d’allégeances interpersonnelles féodales vers un e  conception territoriale de la souveraineté : le pouvoir devient équivalent du contrôle de territoires qui doivent désormais être contigus les uns aux autres. Il est courant de considér er  que l’idée de frontière naît à la fin de la guerre de Trente Ans, notamment avec la signature des traités de Westphalie en 1648 : les ambassadeurs des Rois d’Europe y négocient alors une principe de stabilité territoriale. Celle-ci ouvre la possibilité d’existence d’États-nations qui vont, dès lors, se consolider selon un principe d’équivalence entre État, territoire et frontières, l’un ne pouvant plus se définir sans l’autre. » Anne-Laure Amilhat Szary, « La frontière au-delà des idées reçues », p148, Revue Internationale et Stratégique n°102, 2016.

2 Jean Marc Sorel, « Le droit des frontières – Panorama en 3D », p. 28, 29, Revue Pouvoirs n°165, Seuil, avril 2018.

3 Ibid , page 29.

4 Catherine Withol de Wenden, « La question migratoire au XXIème siècle – Migrants, réfugiés et relations internationales », 3ème édition, p71, Presses de Science Po, 2017.