Jeanne d’Arc, objet de tous les fantasmes à l’extrême droite

Sur le site du Monde, les historiens William Blanc et Christophe Naudin (coauteurs de Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire aux éditions Libertalia) reviennent sur l’achat par Philippe de Villiers d’un anneau qui aurait appartenu à Jeanne d’Arc, et plus largement sur la récupération du mythe de la Pucelle par l’extrême droite.

Le récent rachat d’une bague attribuée à Jeanne d’Arc par Philippe de Villiers constitue un événement révélateur d’une utilisation symbolique de l’Histoire à des fins mémorielle, politique et économique. Il ne s’agit pas de savoir si l’anneau a véritablement appartenu ou pas à Jeanne d’Arc, même si les spécialistes, comme Colette Beaune ou Olivier Bouzy, émettent de sérieux doutes quant à son authenticité. Notons simplement que cette découverte a lieu alors que nous avons fêté en 2012 le 600e anniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc, qui devient par conséquent l’objet de véritables enjeux.

Jeanne d’Arc Gabriac 2015
Chaque année lors du deuxième week-end de mai, l’extrême droite se retrouve autour de la statue de Jeanne d’Arc à Paris. Ici, l’ex-Œuvre française en 2015.

Politiques tout d’abord. Depuis le début du XXe siècle avec l’Action française de Charles Maurras, Jeanne d’Arc a été accaparée par l’extrême droite qui en fera, sous Vichy, une égérie de l’antisémitisme. Aujourd’hui, la nouvelle fièvre johannique doit se comprendre dans la perte d’influence du catholicisme au sein de la société française. Réactiver la figure de la jeune martyre revient à affirmer que la France serait, par nature, une nation chrétienne. Jeanne d’Arc, tuée par des Anglais – en fait, de nombreux sujets du royaume de France ont participé à sa capture et à son procès –, sert aussi à mobiliser les foules d’hier et d’aujourd’hui contre la figure de l’étranger. Pour l’Action française, ce fut le juif. En ce début de XXIe siècle, ce sont les migrants et les musulmans qui viendraient détruire les « racines chrétiennes » de la France.

On remarque en effet, depuis le début des années 2010, une véritable stratégie de reprise en main de la figure de Jeanne d’Arc par la droite extrême. En 2012, Patrick Buisson, ancien rédacteur en chef du journal Minute, convainc Nicolas Sarkozy d’organiser une cérémonie pour l’anniversaire de la naissance de la sainte catholique. En 2014, Philippe de Villiers publie son Roman de Jeanne d’Arc (Albin Michel, 452 p., 22,50 euros), applaudi par Eric Zemmour. En janvier 2016, Jacques Trémolet de Villers, proche de l’ancien ministre, publie les minutes du procès de Jeanne d’Arc (pourtant disponibles gratuitement sur Internet). Quelques semaines après, il découvre la vente aux enchères de l’anneau et persuade le fondateur du Puy du Fou de l’acheter, pour l’exposer à la foule le samedi 20 mars, avant de le déposer dans une chapelle. Pas un historien, et encore moins les spécialistes de Jeanne d’Arc, ne s’est associé à ce spectacle. Seul le journaliste d’Europe 1 Franck Ferrand, bien connu pour ses prises de position en faveur d’un récit national identitaire, s’est prêté au jeu en affirmant qu’il fallait aborder le passé avec « une part de foi » .

Loin d’une démarche scientifique

La foi et l’émotion contre la réflexion. L’antienne est bien connue. Car Philippe de Villiers et ses amis ont également en ligne de mire les historiens et le service public de l’Histoire en France. En effet, depuis plusieurs décennies, nombre de professionnels de la recherche historique, comme Colette Beaune, Olivier Bouzy, Philippe Contamine, Gerd Krumeich, ont donné une vision plus complexe de Jeanne d’Arc. Etait-elle une patriote ? Pas dans le contexte médiéval, où le concept de nation n’en est qu’à ses balbutiements et qu’une partie des sujets du royaume de France, Parisiens en tête, se rallie sans complexe à l’alliance anglo-bourguignonne. Si Jeanne d’Arc se bat pour remettre sur le trône Charles VII, c’est qu’elle pense le roi valois être le seul à mériter ce titre parce que sa famille est élue par Dieu. Cela n’empêche pas les plus hauts représentants de l’Eglise du royaume de la condamner lors de son procès. Si elle a été réhabilitée après sa mort en 1456, dans un procès qui vient parachever la défaite définitive de la monarchie anglaise dans la guerre de Cent Ans, il faut attendre le XXe siècle pour qu’elle soit béatifiée (1909), puis canonisée (1920), afin de réaffirmer les racines d’une France qui vient de promulguer la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le travail des historiens a abouti à la création, en 2015, avec l’aide de fonds publics, de l’Historial Jeanne d’Arc, à Rouen. Ce lieu, loin de promouvoir une vision nationaliste, s’attache au contraire à éduquer tous les publics à la complexité du personnage de Jeanne d’Arc, et aux nombreuses utilisations mémorielles et politiques dont elle a été l’objet. Un projet irréconciliable avec celui défendu par le Puy du Fou.

Anneau
Le fameux anneau…

Philippe de Villiers ne souhaite pas seulement concurrencer l’Historial de Rouen sur un plan symbolique. Depuis sa fondation en 1978, le Puy du Fou est aussi une affaire commerciale qui génère un profit considérable pour l’ancien ministre et ses proches. En plaçant l’anneau supposément lié à Jeanne d’Arc dans un endroit qui n’a jamais été associé à sa légende, Philippe de Villiers souhaite réaliser un coup médiatique, moins de deux semaines avant le lancement de la saison du parc d’attractions. Car il faudra payer pour voir l’anneau, et cher (plusieurs dizaines d’euros), alors qu’il sera utilisé comme attraction principale dans un spectacle. Nous sommes loin d’une démarche scientifique et publique qui souhaite apporter l’Histoire au plus grand nombre à moindres frais. La bague de Philippe de Villiers parachève ainsi une offensive médiatique, politique et commerciale, qui marie allègrement un discours identitaire avec une gestion spectaculaire et libérale.
William Blanc et Christophe Naudin