Histoire : s’opposer à l’antisémitisme en milieu syndical

Livre-Davranche

Guillaume Davranche, dans son prochain ouvrage Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), co-édité par L’Insomniaque et Libertalia, à paraître le 21 novembre 2014 et actuellement en souscription, raconte l’histoire des militants de la Fédération communiste anarchiste (FCA) au début des années 1910 et à travers eux, celle du mouvement ouvrier de cette époque. Dans l’un des chapitres, l’auteur revient sur la tentation de l’antisémitisme au sein du mouvement révolutionnaire, à travers l’exemple d’Émile Janvion et Émile Pataud, et des réactions et oppositions qu’elle a provoquées. 
Après la crise d’appareil dans la CGT et la déconfiture des postiers en 1909, après l’échec des cheminots en 1910, le mouvement ouvrier français traverse une passe pour le moins difficile. À partir de 1911, il doit compter avec un péril supplémentaire : le retour sur la scène politique du nationalisme, de l’antisémitisme et de la réaction cléricale. […] Jusque là, les militants ouvriers avaient pu se sentir peu concernés par la droitisation de la jeunesse bourgeoise, et regarder d’assez loin l’agitation nationaliste au Quartier latin.

Pataud-Emile
Émile Pataud

Le réveil est brutal quand est annoncée pour le 3 avril 1911, salle des Sociétés-savantes, à Paris 6e, un grand meeting sur « la franc-maçonnerie et le syndicalisme » présidé par deux révolutionnaires de renom : l’inénarrable Émile Janvion et une vedette médiatique de la CGT, Émile Pataud en personne. Le meeting prétend dévoiler  « les tentatives de mainmise essayées par les puissances occultes sur le mouvement syndical. » 1 […] En avril 1911, cela fait presque deux ans qu’Émile Janvion est mis au ban des milieux militants.

En novembre 1909, il a choisi L’Action française pour ironiser sur les manifestations en faveur de Ferrer – selon lui manipulées par la franc-maçonnerie – et annoncer la parution de son journal, Terre libre 2. Inutile de dire que la feuille a aussitôt été soupçonnée de toucher des subsides monarchistes 3. Le journal a fait feu, en premier lieu, contre le fonctionnarisme et la franc-maçonnerie. De syndicalistes comme Broutchoux, Marius Blanchard ou Boudoux lui ont donné quelques articles. Puis, rapidement, son ton outrancier les a fait fuir. Ils ont été remplacés par de nouvelles plumes, comme Marius Riquier et le postier Rémy Roure, et le journal s’est peu à peu spécialisé dans la diatribe antisémite 4. Janvion y a même loué le « clair génie de Maurras » 5.

Janvion-portrait
Émile Janvion

À ce rythme, Terre libre  a rapidement été perçue comme un cheval de Troie de l’extrême droite dans le mouvement ouvrier. Trois mois après son lancement, Le Libertaire  le qualifiait d’ « organe antisémite, antifranc-maçon, anti-anarchiste »  6.

La conférence antimaçonnique et antisémite de Janvion en avril 1911 aurait donc pu être un non-événement. Mais deux éléments lui donnent un relief particulier. Primo, la présence de Pataud lui assure un écho dans la grande presse. Secundo, son service d’ordre est assuré par les Camelots du roy, démontrant de leur part une volonté d’incursion sur le terrain ouvrier et syndical.

À la tribune, Janvion interpelle les syndiqués qui ignorent que leurs syndicats sont infiltrés par la franc-maçonnerie, agent des «  puissances gouvernementales »  et  « bouclier de la Juiverie cosmopolite, travaillant à la conquête du monde. »  Il rappelle le péché originel que fut l’Affaire Dreyfus : « Il y a douze ans, nous fûmes biens candides en empêchant la rafale d’emporter les scandaleuses fortunes d’Israël. Hélas ! » 7

Quelques militants – Eugène Merle, de La Guerre sociale, et un syndicaliste des terrassiers – essaient de porter la contradiction, mais ils sont bien seuls 8.

Certes, dans leur discours, Janvion et Pataud font la distinction entre les capitalistes juifs et les prolétaires juifs. Mais la salle, peuplée de lecteurs de L’Œuvre,  de La Libre Parole,  de L’Action française et de L’Autorité, crie sa haine sans exclusive : « Hou ! Hou ! Les Youpins ! »  9 et « À bas les Juifs, les petits comme les gros ! » 10

* * *

La conférence Janvion-Pataud du 3 avril 1911 a attiré près de 1 800 auditeurs. Elle provoque une levée de boucliers dans la presse ouvrière : L’Humanité, Les Temps nouveaux, La Vie ouvrière et Le Libertaire s’indigent. Pierre Martin dénonce « la crapule antisémite » 11.

C’est La Guerre sociale qui réagit le plus, y consacrant la moitié d’un numéro :  « Il y avait douze ans que Marianne n’avait pas eu sa crise d’antisémitisme et de nationalisme,  éditorialise Gustave Hervé.  Grâce à Clemenceau et à Briand,  […] nous voici à la veille d’une crise nouvelle qui pourrait être autrement plus dangereuse que le  Seize-Mai  12 , le  boulangisme et l’Affaire Dreyfus. Le flot monte. Aveugles qui ne le voient pas !  […]  De ce côté-ci de la barricade – même quand on déteste Rothschild – on ne flirte ni avec la calotte, ni avec le roi, ni avec les antisémites... » 13.

La réaction la plus révélatrice est celle de Victor Méric. Méric, pourtant, fait partie des rares militants qui, dans l’après-Affaire Dreyfus, se sont autorisés à tenir des propos judéophobes 14. Son article « La tourbe » constitue un morceau de choix pour comprendre ce qu’a été l’univers mental de l’antisémitisme de gauche entre l’Affaire Dreyfus et 1914. La vision des « vrais » antisémites l’a littéralement écœuré : « Vraiment,  écrit-il, il suffit de les voir et de les entendre pour être guéri à jamais de l’erreur antisémitique »  15Passée la conférence Janvion, il considérera, avec le reste de La GS, que le péril réactionnaire est la nouvelle priorité et taira ses préjugés contre les Juifs pour tourner ses canons exclusivement contre la « farce nationalo-antisémite » 16.

Un autre rédacteur de La GS, Francis Delaisi, a une réaction tout aussi vigoureuse. Journaliste économique, il n’est pas hostile aux Juifs comme Méric, mais il a été tenté, au moment de la grève des cheminots de 1910, de jouer sur l’antisémitisme populaire pour affaiblir le patronat du rail 17. Lui aussi s’alarme du meeting Janvion. Une semaine après, il donne aux Hommes du jour  un article drolatique, « Pourquoi l’on ne devient pas antisémite » où il démontre le degré d’interpénétration des juifs et des catholiques dans la bourgeoisie française. « Il n’y a ni capitalisme juif, ni capitalisme catholique,  conclue-t-il . Il y a le capitalisme tout courtLe jour où nous leur ferons rendre gorge, nous ne leur demanderons pas quel genre de baptême ils ont reçu. » 18

C’est ensuite la CGT qui embraye. Dès le soir du 6 avril, une assemblée générale des syndiqués de langue yiddish rassemble 600 personnes à la bourse du travail de Paris, pour l’essentiel des casquettiers, tailleurs et maroquiniers qui ont fui les pogroms de Russie 19. Dans une ambiance fiévreuse, des représentants du Bund 20, du Parti bolchevik et du PS français prennent la parole pour flétrir les antisémites, rappeler l’existence du prolétariat juif, et notamment son rôle actif dans la Révolution russe de 1905. L’apparition de Pataud provoque un hourvari, mais l’électricien vient crânement assurer qu’on lui fait un mauvais procès, et qu’il est l’ennemi des capitalistes juifs comme chrétiens, « avec ses frères les ouvriers juifs ou autres » 21 . La salle lui accorde le bénéfice du doute. [...]

* * *

Le tollé dans la presse ouvrière n’aura pas été inutile. Dans les semaines qui suivent, l’équipe de Terre libre cherchera maladroitement à défendre sa bonne foi. Selon la formule rituelle, c’est uniquement aux capitalistes juifs qu’elle en veut. Le texte de la conférence, légèrement retouché en ce sens, ne sera édité que dix-huit mois plus tard 22.

Émile Janvion ne peut que constater son isolement. En juin, il sera délégué à une conférence de la CGT pour la dernière fois de sa vie 23.

Mais serait-il la pointe émergée d’un iceberg ? La chronique syndicale d’Émile Pouget dans La GS donne des indices inquiétants. Fin 1911, pendant trois mois, il est contraint de discuter pied à pied avec des lecteurs – pourtant des « ouvriers conscients » – qui se laissent aller à l’antisémitisme 24.

Quelques jours après le meeting des Sociétés-savantes, Édouard Sené s’inquiète, dans Le Libertaire, de l’agitation patriotique du moment. Les événements sont, pour lui, « gros d’enseignement ». S’il minimise l’incident Janvion-Pataud, qualifiés de « sans-boussole », il s’inquiète que les nationalistes aient été ces derniers temps « maîtres de la rue sans qu’il leur en cuise ». Cela prouve, selon lui, que « les idées antimilitaristes sont en recul ». Et de prophétiser que, dans ce contexte, il en faudrait peu pour « créer une fièvre aiguë de patriotisme ; un incident habilement exploité et une campagne de presse savamment distillée, suffisent. » 25

Édouard Sené ne croit pas si bien dire : quelques semaines plus tard, la crise franco-allemande au Maroc va déclencher une première vague nationaliste, prélude au « réarmement moral » de 1912-1913.

Extrait du sous-chapitre « Janvion, Pataud et le retour de l’antisémitisme », pages 144 à 154.

Plus d’infos sur le site de l’ouvrage

1 Appel reproduit dans France d’hier et France de demain, 1er avril 1911.

2 « À propos de l’Affaire Ferrer. Déclarations de M. Émile Janvion », L’Action française, 2 novembre 1909.

3 Il semble que cela soit faux, vu les difficultés de Terre libre pour paraître.

4 Sternhell, La Droite révolutionnaire 1885-1914, Folio Histoire/Gallimard, 1997, pp. 524-525.

5 « Notre programme et les événements », Terre libre, 1er novembre 1910.

6 Le Libertaire, 27 février 1910.

7 Extrait du discours, reproduit dans La Revue antimaçonnique,  avril 1911.

8 L’Humanité, 4 avril 1911.

9 « Une manifestation antisémite et réactionnaire », L’Humanité, 4 avril 1911.

10 Victor Méric, « La tourbe », La Guerre sociale, 5 avril 1911.

11 Pamphile (Pierre Martin), « L’injustice anarchiste », Le Libertaire, 8 avril 1911.

12 Allusion au coup de force du 16 mai 1877 mené contre le Parlement par le président de la République, Mac Mahon, partisan d’une restauration monarchique.

13 Un Sans patrie, « Ni antisémite, ni antifranc-maçon »,  La Guerre sociale, 5 avril 1911.

14 Lire notamment son portrait de Drumont dans Les Hommes du jour n°4 (1908), où il clamait son dégoût aussi bien de Drumont que des capitalistes juifs.

15 Victor Méric, « La tourbe », La Guerre sociale, 5 avril 1911.

16 Ibidem.

17 Z., « La Compagnie du Nord s’appelle Rothschild », La Guerre sociale  du 12 octobre 1910.

18 Cité dans La Guerre sociale du 12 avril 1912.

19 L’Humanité du 7 avril 1911 en donne 1 800 à 2 000.

20 Parti socialiste révolutionnaire juif russe.

21 L’Humanité du 7 avril 1911.

22 La Franc-maçonnerie et la classe ouvrière, imprimerie spéciale de Terre libre, novembre 1912.

23 Conférence des bourses et fédérations du 22 au 24 juin 1911 à Paris. Janvion y sera délégué par la bourse du travail de Rive-de-Gier.

24 Chroniques des 25 octobre, 8 novembre, 29 novembre, 6 décembre, 13 décembre 20 décembre 1911, et 3 janvier 1912. En 1914, Pouget rédigera une seconde série de chroniques, cette fois contre la xénophobie en général.

25 Édouard Sené, « Aurons-nous la guerre ? », Le Libertaire, 15 avril 1911.