Histoire et panorama de l’extrême droite portugaise

Marine Le Pen était en déplacement au Portugal le week-end dernier pour soutenir André Ventura, le leader de Chega, un mouvement fraîchement apparu et dont l’entrée au parlement marque le retour de l’extrême droite sur la scène politique portugaise. Pour mieux en comprendre les enjeux, on vous propose une petite histoire de l’extrême droite contemporaine d’un pays dont on espérait qu’il serait un des derniers à résister aux sirènes du nationalisme xénophobe.

Au début des années 1930, Antonio de Oliveira Salazar instaure au Portugal « l’Estado Novo », une dictature qui repose sur cinq piliers contre-révolutionnaires : Dieu, la Patrie, l’Autorité, la Famille et le Travail.

Antonio de Oliveira Salazar

Celui qui, à la mort de Hitler, fit mettre en berne les drapeaux à la mémoire du « défenseur contre le communisme », se montra après-guerre particulièrement accueillant pour certains exilés du fascisme, comme le collaborateur français Jacques Ploncard d’Assac, qui fut animateur pendant trente ans de l’émission « La Voix de l’Occident » sur Radio Lisbonne.
La Révolution des Œillets du 25 avril 1974 mit à bas ce régime dirigé par le successeur de Salazar, Marcello Caetano. Avec la chute de Caetano, l’União Nacional (Union nationale, le parti salazariste) devenue en 1970 l’Acção Nacional Popular (Action nationale populaire), disparaît. En 1974 se créent deux partis : le Parti libéral et le Parti du Progrès. Mais après la tentative de putsch du Général Spinola en mars 1975 ces deux partis sont dissous. En 1976, le Parti Démocrate Chrétien (PDC) se jette dans l’arène électorale, mais les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous.

Réveil dans les années 1980

L’extrême droite portugaise s’est alors mise en sommeil, jusqu’au milieu des années 1980. En 1984, « l’effet Le Pen » en France donne naissance au Portugal à Force nationale, soutenue par le FN français. Mais les élections législatives du 1er octobre 1995 ramènent au pouvoir le Parti socialiste, détrônant le Parti social-démocrate qui gouvernait avec une majorité absolue depuis 1986. Ces élections ont marqué une renaissance du CDS (chrétiens-démocrates) qui, en 1991, ne dépassait pas 4% des voix et dont le groupe parlementaire passe de quatre à quinze députés. Dirigé par Manuel Monteiro, il regroupe de jeunes politiciens de droite qui se sont fait connaître par leur défense de thèses nationalistes, en particulier en critiquant divers aspects de l’intégration portugaise à la CEE. Dans la pratique, le CDS/PP (Centre des démocrates-sociaux, Parti populaire) s’est développé à la faveur d’une période de crise économique où le chômage atteint 7%, où le travail précaire et les fermetures d’entreprises se généralisent. Bien que Monteiro se défende d’être extrémiste, il n’en développe pas moins des thèses nationalistes. Il a ainsi attribué les incendies de forêts de l’été 1995 à des « intérêts étrangers ».

Années 1990 : Salazar’s not dead

Dans les années 1990, de nouvelles organisations sont apparues. Même si elles ne sont pas toutes fondamentalement convaincues par le salazarisme, elles reconnaissent tous Salazar comme « le plus grand homme d’État du XXe siècle » et rêvent d’établir un régime fort, le modèle en la matière étant Sidonio Pais, chef d’un gouvernement dictatorial de décembre 1917 à décembre 1918, date de son assassinat.
Créé en juin 1992, le Parti nationaliste portugais se transforme en 1993 en Acção Fundacional Nacionalista (Action fondamentaliste nationaliste, AFN), présidé par José Luis Pinto. Dans les années 1980, certains de ses militants avaient privilégié les contacts avec l’Afrique du Sud. Actuellement, des liens sont tissés avec les organisations politiques islamiques en particulier maghrébines, ainsi qu’avec des organisations nationalistes en Europe. L’AFN a connu de nombreuses scissions dues à la présence de skinheads dans ses rangs.
Le Frente de Direita Nacional (Front de la Droite nationale, FDN) est fondé en juillet 1995 et présidé par Jaime Coutinho, qui souhaite une « révolution pacifique » pour mettre fin au régime des partis du système (le PSD et le PS étant les deux faces d’une même pièce). Le FDN développe des contacts au niveau européen en particulier avec le FN, l’Alliance nationale italienne, le Vlaams Blok belge, le FPÖ autrichien ainsi qu’avec quelques mouvements nationalistes galliciens et catalans.

Créé en 1995 et transformé en partie en 1996, l’Aliança Nacional (Alliance nationale, AN) est un mouvement nationaliste, défenseur des « racines spirituelles du peuple portugais », qui prône la reconstruction radicale de l’État. Il est partisan de l’intervention étatique dans le domaine économique, de la création de « groupements d’entreprises » de type corporatiste et se déclare adversaire de l’Union européenne et de « l’impérialisme mondialiste américain ».

Autre courant marquant, les catholiques intégristes, représentés par le Centre culturel Reconquête, fondé en 1974 et animé par José Antonio Gonçalves Domingues. Ce centre est en fait la branche portugaise de l’organisation brésilienne Travail-Famille-Propriété (TFP). Anticommuniste et ultra-conservateur, ce mouvement semble bien implanté dans le nord du pays et axe son travail autour du message de Notre-Dame de Fatima, haut-lieu de pèlerinage catholique en Europe, annonçant « la fin du communisme grâce à la conversion au Christ ».

Skinheads et meurtres racistes

Le 25 juin 1985 apparaît le groupe le plus significatif et le plus dangereux de l’extrême droite portugaise : le Movimento d’Accão Nacional (Mouvement d’Action Nationale, MAN), fusion entre le groupuscule Jeunesses patriotiques, l’équipe d’Ultime Reduto et des anciens du Mouvement nationaliste dirigé par Luis Henrique, Germano Tralhao et Nino Oliveira. Son symbole est la croix celtique, son but : « la destruction de l’État de droit » et son slogan : « Ni capitalisme, ni communisme, Troisième Voie ». Une troisième voie proche de la Libye et de l’Iran, l’antisémitisme servant d’unificateur ; il est d’ailleurs un thème récurrent du MAN qui proclamait : « plus de 60% du capital occidental sont aux mains des Juifs ». Ce groupuscule a regroupé environ 1000 membres dont la moyenne d’âge avoisinait 25 ans. Le MAN publiait un journal, Action, et appartenait en Europe au groupe dit du « 12 mars » où se côtoyaient Troisième Voie en France, des Espagnols, des Britanniques et le Parti des Forces Nouvelles (PFN) en Belgique. En 1994, un procès a eu lieu pour dissoudre le MAN en raison de son caractère fasciste, les mouvements fascistes étant interdits par la Constitution portugaise. Cependant, le procès a été rendu caduc car à cette époque, le MAN n’existait plus.

Skinheads portugais au début des années 2000

Les groupes portugais d’extrême droite les plus radicaux sont liés au mouvement skinhead. Le MAN a même tenté de structurer la mouvance skin en lui donnant une base idéologique et militante. Au début des années 1980, les skins se sont rassemblés autour d’un groupe de musique, Liga Branca, suivi par d’autres tels que Garde de Fer puis Lusatonoi en 1995, distribués par des labels français (Rebelles européens et Un jour viendra). Une grande partie des leaders skins appartenaient au MAN, qui fournissait un appui technique aux deux principales publications : Combate Branco (Combat blanc) et Luz do Norte (Lumière du Nord).

À cette période, les skinheads sont responsables de plusieurs agressions mortelles : en 1989, José Carvalho, dirigeant du Parti Socialiste révolutionnaire (trotskiste) est tué au couteau dans le Bairro Alto par un skin néonazi qui a été condamné à onze ans de prison (avant de s’évader et de disparaître dans la nature…), et en 1995, un Cap-Verdien, Alcindo Monteiro, a été tué par des skinheads qui avaient investi le Bairro Alto, un quartier animé du Lisbonne historique, avec la complicité passive de la police.

Alcindo Monteiro

La scène skinhead néonazie portugaise connait quelques luttes fratricides dont la Fraternité aryenne, créée entre 1995 et 2000, dans les prisons de Lisbonne et de Caxias, par des skinheads dont beaucoup purgeaient une peine pour le meurtre d’Alcindo Monteiro, devient hégémonique, faisant disparaitre par la violence d’autres groupes, comme l’Ordem Lusa.

Rénovation de l’extrême droite portugaise

Au début des années 2000, l’extrême droite portugaise, à l’instar de ses homologues européens, va investir massivement internet pour recruter et établir des liens internationaux. Les fanzines des années 1980 et 1990 cèdent la place aux blogs. Cependant, le Portugal n’a toujours pas de parti politique clairement identifié à la droite radicale. Ce vide politique va être comblé avec la création du Partido Nacional Renovador (Parti National Rénovateur, PNR).

Quand Bolsonaro fut élu président du Brésil fin 2018, le PNR a été l’un des premiers à le féliciter de son succès par la voix de son président, José Pinto Coelho. En 2000, le PNR est issu des restes du Partido Renovador Democrático (PRD), un parti sur le déclin que des membres de l’Alliance nationale (AN) avaient infiltré avant d’en changer le nom et le logo, qui devient une flamme rappelant un certain parti d’extrême droite français…

Le mouvement fait parler de lui en 2007, avec d’immenses panneaux publicitaires à Lisbonne, près de la rotule Marquês do Pombal, qui montraient le président du parti, José Pinto Coelho, avec les mots « Assez d’immigration. Le nationalisme est la solution. Bon voyage. Portugal aux Portugais. »

Le PNR regroupe alors des membres appartenant à plusieurs organisations d’extrême droite aujourd’hui dissoutes, et ne rechigne pas à fréquenter le milieu skin. On y retrouve pêle-mêle des délits de port d’arme, divers procès pour apologie du fascisme, des condamnations pour racisme, des personnes impliquées dans les meurtres de Carvalho et Monteiro. Pas de surprise non plus côté programme : haine du socialisme et du néolibéralisme, du syndicalisme « partisan » et des grèves, défense de la natalité et de la famille, rejet de l’immigration, demande du renforcement de la répression et des forces armées, dénonciation du régime actuel et exaltation du passé du Portugal. Ainsi, Pinto Coelho rendit hommage en janvier 2019 aux soldats qui luttèrent contre l’indépendance des colonies africaines entre 1960 et 1970 et au dictateur Salazar. Même si l’impact au niveau électoral est nul sur la scène politique portugaise, on note tout de même un relatif accroissement du nombre de votes depuis sa fondation culminant à 27 000 aux législatives de 2015 et 16 000 aux européennes de 2019. En juillet 2020, le mouvement change de nom est devient Ergue-te (« lève-toi » en portugais), certainement pour tenter de coller à la modernité d’un nouveau venu : Chega (« ça suffit ! » en portugais).

En 2019, un nouveau parti, à l’ascension plus rapide que les autres, a en effet fait son apparition : Chega. Six mois plus tard, son leader, André Ventura, transfuge du parti social-démocrate (PSD, plutôt de droite et affilié aux Partis populaires européens) est élu au parlement, avec seulement 1,3% des voix.

André Ventura

À l’occasion des élections européennes de cette même année, Chega va former « Basta », une coalition menée par Ventura, qui regroupe un vieux parti monarchiste (le Partido Popular Monárquico), un parti se réclamant de la Doctrine sociale de l’Église catholique (le Partido Cidadania e Democracia Cristã) et un mouvement ultralibéral (Democracia 21).

Le 27 juin dernier, Chega a été à l’initiative d’une manifestation qui se voulait une « réponse » aux immenses mobilisations partout dans le monde qui ont suivi la mort de George Floyd aux États-Unis. Chega voulait en effet dénoncer les accusations de racisme au Portugal. « Nous voulons combattre l’idée selon laquelle les Portugais sont racistes et les forces de police sont des criminels » a déclaré Ventura à cette occasion. Pourtant, ce sont justement par ces déclarations racistes que Ventura s’est fait remarquer. En juillet 2017, une plainte pénale pour déclarations racistes et xénophobes a été déposée contre lui alors qu’il était candidat à Loures pour le PSD (et élu conseiller municipal depuis 2013) : cette ancien commentateur sportif à la télé accablait en effet la communauté rom, très présente dans cette ville de la banlieue de Lisbonne, de tous les maux, ce qui ne lui porte pas chance puisqu’il est battu aux élections locales en octobre 2017. En 2018, Ventura demande à une députée noire défendant la restitution d’œuvres d’art à d’anciennes colonies d’être « rendue elle-même à son pays d’origine ».
A l’inverse du PNR, Chega tente d’apparaître plus modéré et refuse bien entendu d’être qualifié d’extrême droite, préférant se prétendre « anti-système », mais il le rejoint sur la majorité des points : dénonciation de l’actuelle constitution portugaise comme étant d’orientation “marxiste”, appui des politiques anti-immigration et durcissement des peines. Ventura veut la peine de mort pour les terroristes, la castration des pédophiles et l’illégalité du mariage homosexuel. Sur le plan économique, Chega navigue sur un programme clairement néolibéral.

Pourquoi cette apparition tardive de ces mouvements d’extrême droite ?

On peut sans conteste la dater de la crise capitaliste de 2008. Le Portugal fut l’un des pays les plus affectés, le conduisant quasiment à la banqueroute. La troika (FMI, BCE et Commission européenne) a imposé un régime brutal d’exploitation des travailleurs portugais et de la petite bourgeoisie. Ceci eu pour résultat une explosion sociale et une intensification de la polarisation politique, désintégrant les partis traditionnels et radicalisant les positionnements à gauche (émergence du PCP et du Bloco) et à droite, avec l’apparition du PNR et de Chega.
En plus de ces partis, d’autres organisations d’extrême droite plus modestes se sont multipliées ces dernières années comme le Movimento Nacional Socialista, Portugueses Primeiro, Nova Portugalidade (salazariste), Lisboa Nossa et surtout la Nova Ordem Social, l’Escudo Identitário et Misanthropic Division Portugal, qui s’appuient principalement sur la jeunesse des classes moyennes.

La Nova Ordem Social est celui dont il a été le plus question jusqu’en 2019. Dirigé par Mario Machado, personnage au dossier judiciaire assez chargé, le mouvement a fait un peu plus parler de lui par des agressions sur des antifas de Porto et de Braga, par l’organisation d’une commémoration en hommage à Salazar et par l’organisation de la White Pride dite “semaine de l’orgueil blanc”, en opposition à la Gay Pride.

Mario Machado

Machado a tenté de faire légaliser le NOS auprès du tribunal constitutionnel, sans succès. Son groupe signera le 10 août 2019 à Lisbonne l’organisation de la conférence fasciste qui regroupera notamment Yvan Benedetti (Les Nationalistes), le bulgare Blagovest Asenov, lié au Blood & Honor, Mattias Deyda (Die Rechte) ou l’espagnol Josele Sanchez. Après cinq années de leadership, Machado voulait repasser le flambeau mais n’a trouvé aucun client. Depuis, la Nova Ordem Social est plus ou moins en sommeil.

L’Escudo Identitario est bien parti pour prendre la suite. Créé en 2017 sous les étiquettes « patriote » et « apartisan », luttant « pour le bien-être social, la souveraineté et l’identité portugaise ainsi que pour les valeurs traditionnelle européennes », la profession de foi ne laisse planer aucun doute sur leurs tendances.

Un des lieux de rendez-vous de ses membres était situé dans le Bairro Alto, quartier de Lisbonne où a été assassiné Monteiro (voir plus haut). Le bar « La Cave », géré par Gonçalo Neves et Luis Graça, fils d’un cadre de Chega, est l’un des points de rencontres de ses militants. A leur actif, une campagne de tractage dans les universités et les écoles de Lisbonne, un défilé pour fêter l’indépendance de 1640, ainsi qu’un meeting à Rome avec CasaPound. En 2020, l’Escudo Identitario a décidé de passer à la vitesse supérieure à tel point que l’organisation est désormais dans le viseur d’Europol. En cause, les liens étroits entretenus avec la Misanthropic Division dont Olena Semeniaka, l’une des responsables, était l’invitée de l’Escudo Identitario en 2018. La formation ukrainienne semble utiliser les combats MMA comme porte d’entrée dans les pays d’Europe. A Lisbonne, le gymnase est situé dans une ancienne quincaillerie du quartier du Rego, baptisée Trebaruna (du nom d’une déesse de la mythologie lusitanienne). En 2019, un tournoi organisé par Denis Nikitin, fondateur de la marque de fringues White Rex avait rassemblé une dizaine de fascistes portugais dont Joao Martins, impliqué dans l’assassinat de Monteiro.

La Horde

Sources : la partie sur les années 1980-1990 reprend un article paru dans le Rapport du CRIDA 1998, tandis que la suite s’appuie sur l’article « A direita radical em Portugal : da Revolução dos Cravos à era da internet » de Fábio Chang de Almeida, paru dans la revue Estudos Ibero-Americanos, Porto Alegre, v. 41, n. 1, jan.-jun. 2015.