Esquisse d’une pensée contre les frontières étatiques et les frontières de classe

Publié le 9 janvier dernier, ce texte collectif est le résultat de la réflexion de quelques copaines du côté e Briançon, suite aux récents événements de répression à la frontière franco-italienne, contre les personnes exilées et solidaires.

La mobilisation contre les frontières — présentes entre les États, dans chaque flic, dans les gares, les aéroports et les administrations, et dans chaque esprit élevé en Occident — dure depuis deux ans dans le Briançonnais, terre sans lutte en l’absence d’une classe prolétaire organisée.

Depuis deux ans, la fraction se voulant la plus radicale de cette mobilisation peinait à définir ses objectifs, sa pensée commune, partagée entre volonté de conciliation pour élargir ses appuis, ses a prioris contre le fonctionnement de la frontière et des esprits, et peinant à se rencontrer. Ces personnes, voleurs de poules et femmes peu recommandables, se sont rencontrées, ont discuté, et commencent à poser cette pensée de lutte indispensable dans le bocal briançonnais.

marseille banderolle de soutien aux 3+4 de Briancon
marseille banderolle de soutien aux 3+4 de Briancon

Ce 10 janvier 2019, deux camarades comparaissent devant le tribunal correctionnel de Gap. Ils sont accusés d’aide au passage illégal de la frontière franco-italienne, dans les environs de Briançon. Il n’y a pas lieu de s’en indigner ni même de s’en étonner. Le contrôle des frontières et des marchandises et humain·es admis ou non à les franchir est une prérogative exclusive et essentielle des États. Qui s’incarne au quotidien dans la persécution et la mise en danger par les forces de l’ordre des personnes qui tentent de rentrer et de séjourner en France sans les bons papiers. Qui se traduit par la conclusion d’accords avec les chefs de guerre libyens, le roi du Maroc et autres dictatures, turque ou soudanaise.

Le concept : l’externalisation des frontières.

Les conséquences : des dizaines de milliers de vies englouties par le désert et la mer, le viol des femmes et la torture systématisées, l’internement de masse dans des camps de concentration, l’esclavage.

De Khartoum à Calais, des barbelés des camps libyens aux patrouilles nocturnes de flics dans la montagne, une seule et même politique.

Quiconque entend contester ce monopole du contrôle des frontières par l’État s’expose à une réaction du pouvoir. Réaction qui s’exprime dans ce tribunal par la voix du procureur et la future sanction des juges. Dans ce système-monde, la répression prend des formes multiples : elle est économique, policière, pénale, plus ou moins systématique et brutale selon la position à laquelle on est assigné dans l’échelle des dominations.

Carnage

Ce monde, ce système est un carnage. Un pillage sans limite de l’ensemble des ressources, rendant invivable une partie croissante des territoires que les gens sont obligés de quitter. Un carnage écologique qui se décline en extraction de la biomasse, désertification, appauvrissement des sols, assèchement et pollution massive des cours d’eau, fonte des réservoirs d’eau douce, disparition de la biodiversité et des pollinisateurs naturels, contamination chimique et nucléaire de territoires. D’Amazonie en Afrique centrale, en Mongolie, en Biélorussie ou au Japon. Partout. Insécurité alimentaire de masse, famines, épidémies, génocides et autres fléaux s’abattent sur des pans entiers de l’humanité. Ils sont les effets et le cœur de la guerre, qu’elle soit économique, financière, ou militaire.

Le vivant en général est soumis à un comportement délirant, complètement cannibale, du système capitaliste. Tout est propre à devenir marchandise : de l’eau potable au corps des femmes, de l’AK-47 au fœtus.

Ce carnage laisse des traces irrémédiables de violence dans les histoires individuelles et collectives. Ce système sème la mort et le désert. Et plus que jamais, la misère et l’exploitation sont le lot commun de l’humanité dans son ensemble — ou presque. Dans un tel système, tôt ou tard, n’importe qui peut se retrouver et se retrouvera naufragé et devra partir pour chercher ailleurs où et comment survivre. Dans cette guerre impitoyable contre le vivant et l’humanité, nous sommes toutes et tous des naufragé·es en devenir.

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Dans cette logique, nous sommes tous·tes marchandises, ressources et fusibles de la logique de rentabilité du capital. La mondialisation s’est faite au profit de puissances industrielles et financières dans une logique de privatisation totale au prix d’une dépossession du plus grand nombre. L’histoire des pays colonisés renferme son lot de souffrances et d’exploitation outrancières, de racisme, de négation de l’individu, de guerres, et de domination des puissances européennes. Les monopoles industrialo-financiers occidentaux ont pu grâce aux soutien des États et de leurs armées, par l’influence et la corruption des possédants locaux des colonies ou ex-colonies, s’approprier toujours plus de matières premières, accroître leur production, s’abreuver de nouveaux marchés juteux, dans des régions où les coûts sont bas, le droit salarial quasiment absent et l’exploitation quasi-esclavagiste.

Marchandise humaine et compétition

Les migrations vers l’Europe, si marginales qu’elles soient par rapport aux mouvements migratoires dans le monde, ont généré un bruit médiatique phénoménal ces dernières années. Ces candidat·es à l’intégration représentent une aubaine à plusieurs titres. Boucs émissaires parfaits dans une période de rhétorique d’insécurité permanente, ils permettent d’acheter et de fabriquer l’électorat de l’extrême-droite. Ils justifient ensuite de renforcer aux frontières intérieures et extérieures de l’Europe, et sur tous les territoires possibles l’emploi de matériels et moyens de surveillance, contrôle, répression, enfermement, etc., un terrain de jeu et un marché lucratif pour l’industrie d’armement. Les nouveaux arrivant·es représentent enfin une main-d’œuvre idéale : arrivée auprès de l’employeur à ses propres frais, à un prix défiant toute concurrence locale, sans protection sociale ni sécurité au travail, rendue docile par les difficultés du parcours, et jetable dès qu’elle n’est plus utile. Le patronat ne s’y trompe pas lorsqu’il affirme la nécessité de cette migration corvéable à merci. Comment pourrait-on alors encore aujourd’hui penser que l’immigration représente un problème alors qu’elle contribue à la croissance, si ce n’est pour s’assurer que les exploité·es soient mis en concurrence ?

Dans les anciennes colonies françaises comme en hexagone, on peut se retrouver à travailler pour les mêmes firmes transnationales, plus ou moins exploité·e selon que l’on dispose ou pas des bons papiers. On peut ici se sentir privilégié·e bien que « la crise » (qui n’est qu’une réorganisation de la production capitaliste) touche également la population voyant son niveau de vie reculer. Les licenciements massifs des pôles industriels (ex Arcelor Mittal) ruinent des vies ouvrières nombreuses et ne sont pas dus à la migration des humain·es mais à celle des machines et des investissements là où les coûts de production sont plus attractifs, plus « compétitifs ».

Les migrant·es sont accusé·es d’être des concurrent·es sur le marché du travail alors qu’illes sont d’autres exploité·es. Les camionneur·ses français·es ont douloureusement senti la venue des travailleur·ses d’Europe de l’est sous la forme d’une plus grande pression de leurs patrons sur les heures, le taux horaire, etc.

Le repli nationaliste, xénophobe qui se répand et peut apparaître comme une « menace pour la démocratie » est compréhensible dans ce contexte d’insécurité économique, de souffrance et de précarité qui ne sont que les effets concrets de la mise en concurrence violente du prolétariat.

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Valeur(s)

Liberté, égalité, fraternité. Les valeurs invoquées par l’État dans son histoire moderne ont été et restent diverses manières d’habiller les logiques d’exploitation pour les justifier, et ce quelles que soient les références utilisées : supériorité raciale blanche, scientisme, positivisme, développement, droits de l’homme. Tous les universalismes nés dans les milieux intellectuels des pays conquérants ont été autant de valeurs mobilisées par la classe dominante pour la défense de ses intérêts propres, industriels, économiques, culturels, etc.

Loin d’être des idéaux que l’usure du fonctionnement des institutions démocratiques aurait dévoyés, ces valeurs ont été le drapeau avec lequel le capitalisme a revêtu son passage en système dominant dans le monde. Et ce drapeau n’est déjà plus qu’un torchon sale et jeté à la poubelle de l’histoire d’en haut.

Du reste, les chien·nes de garde du système, chroniqueur·ses autorisé·es et autres penseur·ses réactionnaires ne s’y trompent pas, ne s’appuyant sur ces valeurs guère plus que pour justifier la fermeture de l’espace intérieur, où elles seront protégées d’un extérieur « barbare » : la sécurité éventuellement liberticide au nom de la liberté, ou encore l’égalité au sein d’une partie choisie de la population. Le déchainement de mépris, au nom des valeurs républicaines, qui a pu s’exprimer ces dernières semaines à l’encontre de celles et ceux qui ont pris la rue et les rond-point, affirmant leur refus d’être gouvernés et tentant de se relier et de s’organiser en conséquence, relève du même mécanisme. Là-bas, les « barbares », ici, les « foules haineuses ». En danger, les valeurs. Et pour les défendre, la force.

Aujourd’hui, l’État déploie une milice à ses frontières pour surveiller et traquer les éxilé·es. Des maraudes s’organisent pour leur porter secours, non pas par ce que la montagne, la neige et le froid sont en eux-mêmes des dangers, mais du fait de la mise en péril qu’entraîne ce déploiement sécuritaire. Et la justice pourchasse celles et ceux qui y prennent part. Le message se veut clair : quiconque entend traduire en actes des valeurs pourtant gravées au fronton de tous les bâtiments publics peut finir en taule.

Dès lors, peut on attendre d’un tribunal qu’il rétablisse, au nom de ces valeurs, un prétendu « État de droit » qui n’est, en définitive, rien d’autre que l’expression d’un rapport de forces, celui du totalitarisme capitaliste et des violences qui, partout, toujours, l’accompagnent ? Peut-on même invoquer ces valeurs dans une sorte d’absolu qui évacuerait la question de fond des rapports d’oppression qui, pourtant, conditionnent la possibilité de leur réalisation ? Nous ne voulons plus croire en ce mensonge. Dans la guerre qu’il mène contre le vivant et l’humanité, ce système, dont l’État n’est qu’un rouage, n’admet qu’une valeur : celle du profit.

Et alors ?

Quelle possibilité pour une lutte dans le Briançonnais, territoire où la classe prolétaire (saisonniers des stations et précaires du bâtiment) est atomisée et pour une part importante itinérante, donc peu organisée face à la classe exploiteuse, et qui se retrouvera à la rue quand le réchauffement climatique aura fait fondre les espoirs de loisirs de neige ? Quelle lutte dans un territoire où la classe possédante profite de l’exploitation touristique de la montagne mise en scène comme un espace sauvage, préservé dans un spectacle caractéristique du capitalisme de loisirs ? Quelle lutte possible dans un territoire où les forces de l’ordre sont chargées d’assurer que les « indésirables » soient invisibles dans ce décor de carte postale ? Bousculer cet ordre frontalier implique de remettre en cause l’ensemble de l’industrie de loisirs qui n’est qu’une forme locale du carnage mondial.

Ni ici ni ailleurs, nous ne voulons qu’une infime minorité prenne les décisions, accumule les richesses extorquées. Ni ici ni ailleurs, nous ne pouvons ignorer le carnage. Mais une perspective où l’on aide un·e « autre » quand tant d’autres restent livré·es à eux-mêmes peut-elle suffire ? Peut-on imaginer nous extraire du carnage, nous émanciper collectivement autrement qu’à travers une lutte commune ? Peut-on faire autrement que lutter dans chaque situation où nous percevons nos intérêts communs pour les réaffirmer et nous libérer ensemble, à partir d’une conscience de condition commune, entre exploité·es et face aux exploiteurs ? Peut-on s’opposer plus longtemps aux politiques racistes d’État sans s’associer avec les principaux concernés, la où ils et elles s’organisent et luttent déjà ? Peut-on combattre les violences policières sans une analyse systémique qui prenne en compte a minima l’ensemble des perspectives évoquées ici ?
 Texte imaginé et rédigé par un collectif de personnes socialement hétéroclites mais qui sont toutes blanches et avec les papiers nationaux français. Ce texte est une première étape, une version indispensable pour commencer à poser les éléments d’une réflexion base d’une lutte. Si tu as envie de le modifier, de l’enrichir, le développer, zyva.