Aux origines du 17 octobre 1961 (entretien avec Maurice Rajsfus)

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Maurice Rajsfus chez lui, au milieu de ses archives.

Vieux compagnon de route de différents mouvements antifascistes, que ce soit à Ras l’Front dont il sera longtemps le président « caché » (c’est-à-dire celui qui se retrouve devant les tribunaux !), ou auprès de la mouvance Scalp – No Pasaran – REFLEXes (il tiendra tribune pendant plusieurs années dans le mensuel No Pasaran , et une vidéo d’entretien sortira aux éditions Reflex ), Maurice Rasjfus a été de toutes les luttes antiracistes et anticoloniales. Il est aussi le créateur et principal animateur de l’ Observatoire des Libertés Publiques (OLP) aujourd’hui en sommeil après plus de 20 ans d’informations sur les bavures et la répression policières. C’est pour toutes ces raisons que nous souhaitions l’entendre sur le 17 octobre 1961, interview qui complétera celle réalisé la semaine dernière d’Adolfo et Leïla Kaminsky (interview d’octobre 2014).

Quelles sont les origines du 17 octobre 1961 ?

La police française a toujours eu un comportement xénophobe et raciste. Elle s’est illustrée dans ce domaine dans les années 1950-1960 contre les Algériens, alors encore citoyens français mais qualifiés de « Français musulmans ». Déjà, le 14 juillet 1953, les policiers parisiens avaient fait montre de leur volonté meurtrière en assassinant six jeunes ouvriers algériens (ainsi qu’un métallurgiste français, syndicaliste CGT) qui défilaient en compagnie de leurs camarades français sur la place la Nation. J’ai raconté cette histoire méconnue dans un livre paru en 2003, 1953,  Un 14 juillet sanglant , aux éditions Agnès Viénot.

Après la bataille d’Alger, en 1957, allait débuter la « bataille de Paris », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Einaudi, avec l’arrivée en 1958 de Maurice Papon à la préfecture de Paris. De nombreux militants algériens, interpellés dans Paris, disparaissent ou sont exécutés dans des opérations de maintien de l’ordre. Des harkis sont également recrutés, et on trouvait à Barbès des salles de torture où étaient « interrogés » des militants du FLN ; des militaires d’Algérie avaient été déplacés à Paris pour mener ces opérations. La direction du FLN-France rend coup pour coup et des policiers parisiens, parmi les plus haineux, sont à leur tour exécutés. C’est l’époque où, devant la plupart des commissariats de police, à Paris et en banlieue, il est fréquent de voir des guérites en béton pour protéger le factionnaire de service. Il ne faut pas oublier non plus que nombreux furent recrutés dans les rangs de la police les soldats qui avaient fait la guerre en Algérie et qui en revenaient le racisme chevillé au cœur…

Quelle a été ton expérience personnelle de cette période ?

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Les accusations mensongères dans l’Humanité, édition datée du 17 octobre 1955.

En septembre 1955, avec quelques camarades des mouvements de loisirs, nous avions lancé le Comité des mouvements de jeunesse de la région parisienne contre le départ du contingent en Algérie pour mater une guerre qui commence à se développer. Dès cette époque, la répression touche également les soutiens français aux indépendantistes algériens. Nous nous trouvons ainsi rapidement confrontés à la police et au PCF, toujours très stalinien. Après l’interdiction d’une manifestation par la préfecture de police, nous avons ainsi été dénoncés dans l’Humanité, daté du 17 octobre 1955, comme « provocateurs policiers »… D’ailleurs, après la victoire du Front républicain, le 2 janvier 1956, sur un programme promettant la négociation avec les nationalistes algériens, le président du Conseil socialiste fait voter par la Chambre des députés les pleins pouvoirs à l’armée en Algérie avec l’appoint des voix des députés communistes. Tout au long de la campagne électoral, avec le Comité, nous étions intervenus dans les meetings électoraux pour obliger les candidats à se positionner.

J’ai une autre petite anecdote personnelle qui reflète bien l’ambiance de l’époque. Vers la fin du mois de septembre 1958, revenu de quelques jours de vacances au soleil, j’ai rendez-vous avec un ami devant une librairie à Vincennes. Alors que je fais du lèche-vitrine en l’attendant, je suis brutalement projeté contre la vitre par des policiers dont l’un me crie « Tes papiers », tandis qu’un autre me fait les poches. Celui qui a pris ma carte d’identité de mon portefeuille me lance : « Fallait le dire que t’étais pas raton ! » L’erreur sur la personne vient sans doute du fait que j’ai le cheveu châtain foncé, le teint hâlé et ne me suis pas rasé depuis quelques jours… Les flics me rendent ma carte d’identité sans la moindre excuse et tandis que je ne m’éloigne, je leur lance « Je ne suis pas Portugais non plus ! » car, deux jours plus tôt, des policiers avaient tué un Portugais dans le XVIe arrondissement de Paris, l’ayant pris pour un Algérien…

Enfin, j’ai également participé pendant quelques mois aux GAR (Groupe d’Action Révolutionnaires), des structures clandestines du PSU pour faire face à la terreur que faisait régner l’OAS dans la capitale.

Et le 17 octobre ?

Je n’étais pas dans les rues de Paris ce soir-là, mais la veille, des militants FLN de Renault avaient demandé à des soutiens d’être présents dans les rues, afin d’être témoins. C’est ainsi que Clara et Henri Benoits, des militants trotskystes proches des ouvriers FLN de Renault, ont pu apporter leur témoignage. Un livre, L’Algérie au cœur , vient de sortir aux éditions Syllepses qui retrace leur parcours militant.

Quelles ont été les réactions dans les jours qui suivirent ?

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Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir à la manifestation du premier novembre 1961.

Après le massacre du 17 octobre, organisé par le préfet de police Papon, la riposte ne devait pas tarder, mais en l’absence du PCF, qui est encore "Algérie française » à sa manière. En effet, pour nos staliniens, le socialisme à la française devait être introduit en Algérie par l’intermédiaire du grand frère français dès que celui-ci arriverait au pouvoir (la position du PCF était la même pour l’Indochine). Aussi, il ne pouvait être question de soutenir la revendication de l’indépendance algérienne. Il n’en reste pas moins que, dès le premier novembre 1961, une manifestation, d’abord statique, s’est déroulée sur la place Maubert, à l’appel de Jean-Paul Sartre, suivie d’un défilé de quelques milliers de militants et de sympathisants du FSU, de la place Clichy à la place Blanche, aux cris de « À bas la guerre d’Algérie ».

Le 25 novembre 1961, les sections du PSU de la région parisienne manifestaient dans Paris, avec un maximum de précautions dans les préparatifs. Chaque section du FSU s’était mise en ordre de marche, avec des rendez-vous secondaires et par groupes de cinq, pour ne pas trop attirer l’attention de la police, peut-être déjà prévenue de notre action (s’il se trouvait un sixième parmi nous, il s’agissait sûrement d’un « piéton »,c’est-à-dire un policier ou un mouchard ayant pour mission de connaître la destination de la manifestation…

À 16 heures, au moment du rendez-vous final, les magasins situés au carrefour du boulevard Saint-Denis et du boulevard Sébastopol se vidaient subitement de leurs supposés clients, lesquels, accompagnés des faux badauds qui attendaient le signal, se mirent en marche. C’est un cortège de plusieurs milliers de militants qui a remonté en courant les grands boulevards, aux cris de « À bas la guerre d’Algérie » et « Libérez Ben Bella ! » [[Le 22 octobre 1956, l’avion civil à bord duquel il se trouve en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné sur Alger par les forces armées françaises. Beaucoup y voit là le premier détournement d’avion de l’histoire de la piraterie aérienne !)

. Les éléments policiers, surpris, ne nous ont rejoint qu’à la gare Saint-Lazare, au moment de notre dispersion ! Le PCF qui jusqu’alors considérait nos manifestations comme autant de provocations, commença à réviser lentement son attitude, et certains de ses militants se faisaient remarquer parmi nous. Pourtant, s’il y avait des slogans unanimes tels que "OAS-assassins ! Pouvoir complice ! », les communistes préféraient « Paix en Algérie » plutôt que « Indépendance de l’Algérie ».

Le 19 décembre 1961, une nouvelle manifestation connut une affluence record autour de la place de Bastille : cette fois, nous étions face à des policiers haineux, tenant en main leurs longues matraques, les « bidules », avec la volonté de blesser les manifestants, d’en tuer peut-être tant ils s’activaient avec violence. Ce soir-là, cent mille personnes (cinquante mille selon la police) étaient descendues dans la rue pour dénoncer la guerre d’Algérie et la menace fasciste qui se profilait. Cette dernière grande manifestation de la fin de 1961 annonçait celle du 8 février 1962 où, à la station de métro Charonne, la police de Papon allait assassiner neuf militants communistes, triste ironie de l’histoire...

Et dans les décennies suivantes, comment fut conservée la mémoire du 17 octobre 1961 ?

Si la mémoire des neuf français morts à la station Charonne a bel et bien été entretenue, elle a dans le même temps occulté celle des centaines de militants algériens qui étaient tombés sous les coups des policiers dirigés par le même préfet, Maurice Papon… Ainsi, le 17 octobre 1961 disparait des mémoires dans les années 1970-1980, et il faut attendre les 30 ans de cette date, en 1991, pour que l’on reparle de cette tragédie, du moins dans les milieux militants, car pour le grand public, la date reste toujours largement ignorée. Le procès Papon, en 1997, fut également l’occasion de sortir tous les cadavres du placard : car si l’État comptait bien solder les comptes pour sa responsabilité dans les crimes de Vichy, il ne s’attendait pas à ce qu’on parle aussi de celle qu’il a eu dans la répression sanglante de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Depuis, en dépit d’une reconnaissance officielle, cinquante ans après les faits, il faut reconnaitre que la mémoire du 17 octobre 1961 ne mobilise pas les foules, et il est dommage de ne se retrouver chaque année qu’à quelques dizaines sur les lieux du massacre pour rappeler le massacre par la police de centaines de manifestants pacifiques…
Interview réalisée par La Horde
le samedi 18 octobre 2014

Quelques ouvrages de Maurice Rajsfus :

· Les Silences de la police – 16 juillet 1942-17 octobre 1961, avec Jean-Luc Einaudi, éd. L’Esprit frappeur, 2001

· La police hors la loi – Des milliers de bavures sans ordonnances depuis 1968 , Le Cherche midi, 1996

· Les Français de la débâcle – Juin-septembre 1940, un si bel été, Le Cherche midi, 1997.

· Mai 68 – Sous les pavés, la répression, Le Cherche midi, 1998.

· La Censure militaire et policière 1914-1918, Le Cherche midi, 1999.

· 1953, un 14 juillet sanglant, collection « Moisson Rouge », 2003.

· Drancy, un camp de concentration très ordinaire, 1941-1944 , Le Cherche midi, 2005.

· Le Chagrin et la colère, Le Cherche midi, 2005.

· La France Bleu Marine – De Marcellin à Sarkozy (mai 1968-octobre 2005), L’Ésprit frappeur, 2005.

· Portrait physique et mental du policier ordinaire, éd. Après la Lune, 2008

· Les mercenaires de la République, Éditions du Monde libertaire, 2008

· À vos ordres ? Jamais plus !, éd. Monde libertaire, 2009.

· 17, rue Dieu et autres cris de colère, éd. Le Temps des cerises, 2009

· Je n’aime pas la police de mon pays – L’aventure du bulletin Que fait la police ? (1994-2012), illustrations de Siné, Faujour et Tignous, éditions Libertalia, collection « À boulets rouges », 2012

... et son dernier ouvrage paru le mois dernier : Sommes-nous tous des individus ? Le Cherche midi, 2014

Pour aller plus loin, retrouvez ici une bibliographie/filmographie/sitographie complète établie par notre camarade de la librairie du Point du Jour.