Trappes (78) : les profs disent non à Lorànt Deutsch et son "roman national"

Lu sur le site du collectif d’enseignants Aggiornamento hist-geo :

Il y a quelques semaines, nous apprenions la venue à Trappes de Lorànt Deutsch le 4 novembre 2016. Il est prévu que M. Deutsch se produise dans la salle de spectacle de la Merise, pour parler d’Histoire de France aux élèves de Quatrième des trois collèges de Trappes.

bedier
Pierre Bédier

Cet événement est une initiative du salon Histoire de lire de Versailles appuyée par M. Bédier, président du Conseil départemental des Yvelines. Cette intervention de M. Deutsch nous a d’abord été présentée comme une simple proposition, que nous avons déclinée. Les pressions exercées conjointement par les organisateurs et par l’inspection pédagogique régionale d’histoire-géographie sur les chefs d’établissement démontrent clairement qu’elle est en réalité obligatoire.

Après la visite de Dimitri Casali au Val Fourré le 2 novembre 2015, organisée par les mêmes personnes et au nom des mêmes motifs, la venue de M. Deutsch à Trappes n’est que la conséquence de l’idée selon laquelle les élèves des quartiers populaires du département, d’ascendance immigrée récente, ne seraient pas assez attachés à la République. L’urgence serait de leur faire aimer la France et la République, et le seul moyen pour y parvenir serait de les divertir et de les émouvoir dans une Histoire de France présentée sous la forme d’un roman national.

deutsch_yvelines

Nous dénonçons fermement ce projet et les principes qui l’animent. Nous refusons d’être associés à une démarche qui va à l’encontre du métier que nous exerçons : l’Histoire n’a pas pour but de faire aimer la France, c’est une science qui permet de comprendre le passé par une étude critique et dépassionnée. Notre fonction est d’amener nos élèves vers la connaissance, pas de diffuser auprès d’eux des images d’Épinal qu’habituellement on épargne aux autres élèves de France. Nous n’accompagnerons pas nos élèves à cette représentation qui leur est imposée et travaillerons activement à ce qu’elle n’ait pas lieu.
Nicolas Kaczmarek et Marie-Cécile Maday,
enseignants d’histoire-géographie à Trappes

En complément, une interview des auteurs du livre "Les Historiens de Garde", récemment réédité par Libertalia, lue cette fois sur le site Questions de classe(s) :

Les Historiens de Garde

Nos amis des éditions Libertalia rééditent en format poche Les Historiens de garde : De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national. Dans cet essai d’historiographie et d’histoire critique, les auteurs s’inquiètent du réveil d’une histoire nationaliste dont Lorànt Deutsch est le poste avancé et où l’histoire n’est envisagée que comme support d’un patriotisme rétrograde.

Questions de classe(s) : Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce livre ? Le fait de travailler à trois historiens répond-il seulement à une question de spécialisation ? Avez-vous une "histoire" commune ?

Les auteurs :  Nous sommes trois à avoir écrit ce livre. Nous avons certes nos différences, mais une chose nous rassemble, c’est la méthode historique. Pour nous, l’Histoire n’est pas un grand mythe qui sert à fédérer une population autour d’une patrie (le "roman national") ou d’un parti, mais bien une pratique d’interrogation critique du passé qui consiste à trouver des sources, à les interroger, à les comparer.
Nous sommes tributaires des réflexions déjà engagées il y a plus de trente-cinq ans par Suzanne Citron (voir son livre essentiel : Le mythe national : l’histoire de France en question , première parution en 1987) dont il faut saluer le travail ici, et qui ont été reprises par des collectifs comme Aggiornamento Hist-Géo ou le CVUH (Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire) notamment lors du quinquennat Sarkozy qui a constitué le moment du retour en force du roman national.

QdC : Pouvez-vous définir la notion de "roman national" ?

Les auteurs :  Il s’agit d’une version mythifiée de l’histoire nationale, qui induit de l’unité et de la continuité là où il y a eu au contraire des ruptures constantes. Beaucoup d’historiens de garde insistent sur le fait que la France a toujours été "déjà là" pour reprendre l’expression de Suzanne Citron. Pour Max Gallo par exemple, dans son livre L’âme de la France  (paru peu avant les élections de 2007 et qui est, plus on y pense, le véritable opus programmatique des historiens de garde), c’est le territoire, le terroir même, qui a sans cesse assimilé les hommes qui s’y sont installés pour les changer en des Français qui ont eu, de tout temps, les mêmes caractéristiques culturelles ou mentales.

bern_deutsch
Stéphane Bern et Laurent Deutsch.

Cette continuité souffre, pour tous les historiens de garde, d’une rupture récente qui menacerait selon eux l’identité nationale. Stéphane Bern va même jusqu’à parler de "crise identitaire". Pour les plus radicaux, comme Deutsch, cette brisure s’incarnerait dans la Révolution française qui aurait "coupé la tête à nos racines" [sic]. D’autres mettent ça sur le compte de "la pensée 68", notamment ceux qui, comme Dimitri Casali, se sont investis dans la polémique sur les programmes scolaires.

C’est justement cette polémique qui renseigne le plus sur ce que Nicolas Offenstadt (auteur de la préface du livre) a appelé le néo-roman national. En effet, depuis la fin de la décennie 2000, les programmes se sont ouverts (timidement) sur une histoire plus globale, en proposant d’étudier des civilisations extra européennes, comme la Chine des Han ou les empires africains [empires africains dont l’étude a disparu des programmes 2016]. Certains historiens de garde y ont vu une menace identitaire. Pour eux, l’histoire ne doit pas servir à éveiller une curiosité, à interroger des différences pour mieux se forger une opinion, mais bien à créer un sentiment d’adhésion patriotique basé sur une vision glorieuse de la France.
Lire la suite ici