À propos du foulard musulman : rester sur la ligne de crête

Voici un extrait d’un article d’Émile Carme publié sur le site de la revue Ballast (à lire en version intégrale ici) qui, après un salutaire rappel historique de la façon dont la question du voile en France est devenue omniprésente dans les discours politiques et médiatiques, définit une position que nous partageons et dont feraient bien de s’inspirer celles et ceux qui veulent faire de cette question une ligne de fracture qui se résumerait à être "pour" ou "contre" le voile : ce qu’il appelle une ligne de crête, c’est-à-dire " reconnaître, contrairement à certaines franges militantes radicales, que le voile n’est pas un objet neutre, anodin ou sacro-saint et qu’il constitue, au regard de la tradition féministe, ’un des multiples marqueurs de la domination masculine (…) t out en reconnaissant,  d’un même élan , qu’il est attentatoire à la liberté de pensée et de conscience de forcer une femme à l’ôter et que l’attention délirante dont il est l’objet – inversement proportionnelle à celle que l’on porte d’ordinaire aux luttes féministes – relève avant tout du racisme anti-musulman ."

islamophobie

On ne devrait plus l’ignorer : le voile revêt différentes significations pour les femmes qui décident  de le porter (un détail qui n’en est pas un : nous sommes en France et non en Iran ou en Arabie saoudite, où le voile est une obligation d’État – ce qui n’exclut pas, cela s’entend, que certaines soient contraintes, par pressions familiales, de s’en parer) : spiritualité, dogme, culture, tradition, recherche identitaire... Il peut également être affiché en signe de contestation politique, ainsi que le rappelle Hanane Karimi, porte-parole du collectif Les Femmes dans la Mosquée : « De simple aspiration spirituelle, il est devenu symbole de résistance à une politique sexiste et raciste, à la politique offensive contre nous les enfants d’ex-colonisés.  » Et il est même parfois affiché (ce que d’aucuns ne manquent pas de déplorer) en accessoire de mode – songeons aux défilés du Muslim Fashion Show ou au mouvement « Mipsterz  » (un néologisme contractant les termes musulman et hipster ).

A girl in class at an Islamic school outside of Baltimore
Écolière musulmane en Russie.

Tout le monde parle des femmes voilées mais personne ne les écoute. Tout le monde croit pouvoir dire ce qui est bon pour elles mais personne ne songe à le leur demander. À l’exception notable de deux ouvrages : Les filles voilées parlent (collectif paru en 2008 chez La Fabrique) et Des voix derrière le voile (de Faïza Zerouala, aux éditions Premier Parallèle, sorti en 2015). Les témoignages qu’ils proposent font état de cette pluralité. Dans les pages de ce dernier, Zerouala rapporte que l’on ignore en général tout de leurs intentions et de leurs motivations. Le voile qui couvre leurs cheveux focalise l’attention et nie leur individualité propre, leur qualité de citoyenne ou de sujet pensant. L’auteure est allée à la rencontre de dix femmes, de 18 à 58 ans, qui portent ou ont porté le voile. Les raisons invoquées ? Pêle-mêle : pudeur, refus d’être considérée comme un objet sexuel, respect du Coran, regard des hommes, humilité, pureté, modestie, plaire à Dieu, vouloir être «  une femme bien », sentiment de protection et de fierté, quête identitaire, désir d’invisibilité ou de ne pas se sentir isolée de ses amies, etc. « Je considère , déclara Ismahane Chouder dans Les filles voilées parlentqu’on ne peut pas objectiver le voile et lui donner une signification unique, valable quel que soit le lieu, quel que soit le contexte social et quelles que soient les filles.  »

MANIFESTATION-ISLAMOPHOBIE-RELIGION
Toulouse, 2011.

Dans les colonnes du Monde , le philosophe Alain Badiou ironisa un jour : « Oui, la France a enfin trouvé un problème à sa mesure : le foulard sur la tête de quelques filles. On peut le dire, la décadence de ce pays est stoppée. » Comment un vêtement est-il parvenu à brouiller et à cliver à ce point la société tout entière ? Ce vêtement qu’André Glucksmann – qui, paraît-il, entre maoïsme et sarkozysme, fait profession de philosophe – a décrit non sans finesse : « Le voile est une opération terroriste. En France, les lycéennes zélées savent que leur voile est taché de sang 3 ». La gauche radicale s’est elle aussi fracturée contre les plis dudit tissu. Au nom du caractère «  réactionnaire » du monothéisme et de l’oppression que le voile représente, Lutte Ouvrière a appuyé son interdiction dans les établissements scolaires. Jean-Luc Mélenchon a déclaré qu’il n’est pas pensable, en France, de porter le voile dans une école et que l’on «  ne peut pas se dire féministe en affichant un signe de soumission patriarcale ». Les militants du NPA ne savaient plus, en interne, sur quel pied militer (pour Daniel Bensaïd, il n’était pas pensable de sanctionner les jeunes filles mais, dans le même temps, « la signification sexiste attachée au port du voile ne fait aucun doute4 »). Quant à l’organisation Alternative libertaire, elle s’opposa à la loi de 2004 tout « en dénonçant le caractère rétrograde et oppresseur du foulard islamique ».

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La position morale et politique que nous défendons ici est celle de la ligne de crête . Tenir les deux bouts de la corde, en somme. C’est-à-dire : reconnaître, contrairement à certaines franges militantes radicales, que le voile n’est pas un objet neutre, anodin ou sacro-saint et qu’il constitue, au regard de la tradition féministe (on se souvient de la socialiste indépendantiste égyptienne Huda Sharawi ôtant publiquement son voile en 1923), l’un des multiples marqueurs de la domination masculine (puisque personne ne songe une seule seconde à le prescrire aux hommes et que cette singularité atteste à elle seule de son caractère sexiste) et de la prépotence des hommes (leurs lois, leurs imaginaires, leur désirs, leurs frustrations, leurs attentes et leur empire) tout en reconnaissant, d’un même élan , qu’il est attentatoire à la liberté de pensée et de conscience de forcer une femme à l’ôter (de la même façon qu’il l’est de la forcer à le porter) et que l’attention délirante dont il est l’objet – inversement proportionnelle à celle que l’on porte d’ordinaire aux luttes féministes – relève avant tout du racisme anti-musulman. Nous renvoyons dos à dos ceux qui font du voile un impératif éthique ou une exigence d’affranchissement (en ce qu’il résisterait à la modernité marchande occidentale – comme si l’alternative, volontiers mise en avant par ses partisans les plus zélés, ne reposait que sur cette ridicule opposition : industrie du porno et publicités de femmes nues sur les bus ou voile) et ceux qui, fort nombreux, versent des larmes républicaines de crocodile sur « l’oppression des femmes » dont ils n’ont pourtant, le reste du temps (c’est-à-dire lorsqu’elles ne sont pas musulmanes ), rien à faire – ces astreintes, tutelles et entraves qui font le quotidien de trop de femmes et s’avèrent tout aussi visibles, sinon bien plus (écarts salariaux, tâches domestiques et parentales, violences conjugales, viols, harcèlements, réseaux de prostitution, (auto-)objectivation du corps féminin, troubles du comportement alimentaire, etc.).

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