Antifa, le jeu

polémiqueFlics, fafs, Fnac contre « Antifa, le jeu »

Après le vent de folie qui a soufflé ces derniers jours autour de notre jeu de société coopératif, on vous propose un petit rappel commenté des faits, ainsi que quelques réflexions que nous a inspirées cette histoire à la fois cocasse et inquiétante.

Avant de revenir sur les faits et d’en proposer une analyse, on voudrait avant tout remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui, par leurs messages, par leurs action (big up à la Gale et son action sur la Fnac de Lyon) et aussi par leurs achats massifs du jeu [1] nous ont non seulement témoigné un soutien qui nous est allé droit au cœur, mais ont aussi montré que l’antifascisme était toujours une lutte populaire et actuelle, quoiqu’en disent ses détracteurs.

Ceci est une pièce de collection ;)

Le vendredi 25 novembre, le très conservateur Jérôme Rivière, ex-UMP qui a rejoint le FN en 2018 puis Zemmour en 2022, un temps vice-président de Reconquête, reprend un tweet d’un compte raciste et réac qui montrait une photo du jeu vendu à la Fnac, avec ce commentaire : « Ça ne va pas bien la Fnac ? », dans l’indifférence quasi générale.

En haut à gauche, l’une des premières réactions, celle de Jérôme Rivière ; à droite, le tweet de Grégoire de Fournas et ses petites cases imaginaires (pas de doute, à lui il en manque une !). En bas, un autre exemple de désinformation de la part d’un candidat de Reconquête !, Quentin Feres.

Le lendemain, samedi 26 novembre, un tweet du zemmourien Quentin Feres [2] commence à davantage circuler, avec les premiers commentaires diffamatoires assimilant le jeu à l’ultraviolence. D’autres lui emboîtent le pas dans une surenchère propre à Twitter, mais le tweet qui fait le plus parler de lui, c’est celui du député RN Grégoire de Fournas, qui s’est illustré en conseillant à un député noir de retourner en Afrique (ce qui lui a valu une interdiction de 15 jours de présence à l’AN).
À noter que l’année dernière, l’extrême droite et les médias qui lui servent la soupe s’étaient déjà déchaînée contre le jeu, soit pour le moquer, soit pour s’en indigner, mais sans attirer l’attention, et le jeu s’était très bien diffusé, à la Fnac comme ailleurs.

Gabrielle Cluzel, chroniqueuse sur CNews, avait déjà parlé du jeu le 5 décembre 2021, le soir du meeting de Zemmour au cours duquel des militant·es de SOS Racisme avaient été lynché·es par des néofascistes. André Bercoff, sur Sud Radio, avait également dit n’importe quoi, mais bon c’est l’habitude.

Plus étonnant (quoique !), le SCPN, un syndicat de commissaires de police s’en mêle et lui aussi interpelle spécifiquement la Fnac : « Ce « jeu » est en vente à la Fnac.@Fnac un commentaire pour ainsi mettre en avant les antifas, qui cassent, incendient et agressent dans les manifestations ? ». Alliance Police n’est pas en reste, car le dimanche 27, un « reportage » de CNews présente le jeu, et donne la parole à David-Olivier Reverdy, secrétaire du très médiatique et droitier syndicat policier qui, bien qu’il ne sache rien du jeu, déclare sans honte que « c’est l’école du crime, c’est inciter les jeunes de tout âge à devenir des ultragauchistes patentés pour s’en prendre aux forces de l’ordre. (…) Distribuer ce jeu à l’intention de tout le monde est extrêmement dangereux. »

David-Olivier Reverdy, du syndicat Alliance Police, sur CNews, parlant d’un jeu dont il ne sait rien.

La suite est désormais connue : le dimanche à 18h, quelques heures seulement après le tweet du SCPN, la Fnac annonce qu’elle va retirer le jeu de la vente sur son site internet.

Le SNCP dit ne pas avoir demandé à la Fnac de retirer le jeu, mais remercie quand même la Fnac de l’avoir fait.

Quasiment au même moment, sur CNews, le rédacteur en chef de Valeurs Actuelles, Geoffroy Lejeune, déblatère sur le jeu, tout en admettant n’avoir aucune idée de ce qu’il contient : « je me suis posé la question d’en acheter un pour voir ce que c’est, est-ce qu’il faut aller mettre un cocktail molotov dans un local de militant ».

Geoffroy Lejeune en position de prière... pour faire interdire de nouveau Antifa le jeu ?

Après ces propos diffamatoires, il admet lui-même que si l’extrême droite faisait un jeu équivalent, il s’agirait bien d’agresser physiquement des opposant·es : « Imaginez « Patriote, le jeu », vous en avez marre des gauchistes à cheveux bleus, vous allez éclater la tête d’étudiantes de 18 ans en sociologie, vous imaginez la réaction médiatique ? ».

Le groupuscule néofasciste de Benedetti a exaucé (en rêve et avec une utilisation approximative de Photoshop) le vœu du rédacteur en chef de Valeurs actuelles : ça fait envie !

Concernant la Fnac, le côté comique de la situation, c’est qu’au début du mois, l’enseigne, dans sa rubrique « Éclaireurs de Fnac », conseillait d’acheter Antifa le jeu pour devenir « un·e vrai·e activiste ». Mais dimanche, trou de mémoire, la Fnac ne se rappelait plus ce que contenait le jeu, qui disparaîtra d’ailleurs le lundi 28 novembre des recommandations d’Éclaireurs de Fnac [3].

Cette décision fébrile et incohérente interroge sur le fonctionnement interne de la Fnac autant que sur son positionnement en tant qu’autoproclamé « acteur culturel » : en tout cas, elle ne passe pas inaperçue, provoquant un bad buzz comme la marque n’en a peut-être jamais connu. L’enseigne reste pourtant droit dans ses bottes, et il lui faudra deux jours pleins pour ouvrir la boîte et se rendre compte que le jeu ne contient rien de ce que l’extrême droite raconte.

Car c’est le point commun aux fafs, aux flics et à la Fnac : aucun d’eux n’a pris la peine de regarder ce que contient le jeu, chacun préférant calquer ses propres fantasmes sur son contenu. Entre diffamation et diabolisation, tout a été fait pour faire disparaître le jeu : ça va la cancel culture, à droite ?
Il se trouve que, non seulement grâce à une large mobilisation de toutes les mouvements d’émancipation sociale au-delà du simple milieu antifasciste, mais aussi de milliers d’individus, tout ce petit monde a finalement rétropédalé : Fournas dit avoir voulu faire « de l’humour », le SCPN jure ses grands dieux n’avoir jamais demandé de retirer le jeu de la vente (tout en remerciant la Fnac de l’avoir fait !), et la Fnac a finalement remis le jeu dans ses rayons. Chez Libertalia et à la Horde, nous ne sommes pas nés d’hier, et nous savions pouvoir être soutenus (même si ce soutien a dépassé de très loin toutes nos espérances). Mais que se serait-il passé si le jeu avait été autoédité par un·e inconnu·e ? Si un ministre mal luné s’était dit « Tiens, et si on en profitait pour dissoudre toutes ces gauchiasses » ? L’histoire aurait pu bien plus mal se terminer.

On passera rapidement sur l’emballement médiatique les jours suivants : il a eu ses bons côtés (la rencontre avec Guillaume Meurice, le Twitch avec David Dufresne, le passage sur le Media), mais dans l’ensemble, il n’a que timidement rendu justice au jeu en particulier, et à l’antifascisme en général. Sans même parler d’Hanouna et de sa brochette de bouffons de Touche pas à mon Poste, la plupart des commentateurs et commentatrices ont parlé du jeu sans le connaitre, et la parole de nos camarades des éditions Libertalia a été audible, certes, mais a-t-elle été entendue ? C’est la raison pour laquelle, entre autres, nous avons préféré déserter les plateaux télé où nous avions été invité·es.

En voyant le jeu dans cet océan de vulgarité, difficile de ne pas se sentir sali…

Après être revenu sur ce qui s’est passé ces cinq derniers jours, quelles leçons pouvons-nous en tirer ? Le vent de folie autour de notre jeu coopératif étant un peu retombé, voici quelques éléments de réflexion sur cette affaire à la fois cocasse et inquiétante.

D’abord, on peut dire que toute cette polémique s’est finalement retournée contre celles et ceux qui l’ont lancé et nous a profité, ce qui est plutôt réjouissant. L’extrême droite s’est ridiculisée, et ses mensonges, ses manipulations et ses outrances (qu’elle appelle improprement « réinformation ») ont une fois de plus éclaté au grand jour.

Bon, y en a qui ont toujours rien compris à l’histoire…

La porosité entre nationalistes de droite et certains syndicats policiers n’est pas une surprise, mais son évidence ici met à nu l’état d’esprit partisan dans lequel les forces de répression exercent leurs missions. Enfin, la promptitude d’un grand groupe comme la Fnac à céder aux « pressions » de l’extrême droite et de la police fait voler en éclat le vernis « militant » dont il se pare pour attirer le public de gauche.
Inutile non plus de jouer les blasé·es : la visibilité inespérée donnée au jeu, sa diffusion fulgurante, le soutien apporté par non seulement des syndicats, des collectifs et des milieux amis, mais aussi par des milliers de gens de tout horizon, tout cela nous encourage plus que jamais à poursuivre la lutte.

Y en a quand même qui doutent de rien ! Un peu de patience, d’ici quelques semaines, le jeu sera à nouveau dispo, à 25 euros, dans toutes les bonnes librairies.

Dans la période que nous traversons, nous en avons bien besoin, et nous espérons que cela donnera envie à de nombreuses personnes de découvrir les autres activités et productions de notre collectif, et de s’engager dans la lutte antifasciste, avec les groupes locaux qui la font vivre ! L’argent récolté nous permettra aussi de soutenir des luttes qui nous sont chères, ce n’est pas rien non plus, et de continuer à inventer et produire des moyens de populariser la lutte contre le nationalisme, le racisme et le sexisme.

Le gameplay du jeu lui-même est d’ailleurs une invitation à ne pas se laisser abattre, même dans l’adversité. L’idée que les joueuses et les joueurs ne réussissent pas toujours est une chose assez peu courante dans le monde ludique. En mode coopératif, généralement, on perd contre le plateau mais il est rare que cette défaite fasse partie de la mécanique de jeu. C’est en cela que Antifa, le jeu est à la fois ludique et formateur : le monde militant nous apprend qu’on ne gagne pas tout le temps, que cela fait partie du « jeu », mais qu’il ne faut pas renoncer. Ne pas réussir à gagner de victoire significative, comme c’est le cas dans les luttes sociales de ces dernières décennies, cela peut sembler désespérant, mais c’est oublier les microvictoires à chaque fois que des gens résistent collectivement, et réussissent à imposer un rapport de force même quand la partie semble perdue d’avance.

Ensuite, toute cette histoire est un exemple parmi d’autres du combat culturel mené par l’extrême droite pour tenter d’imposer son hégémonie, et aussi de la criminalisation que l’antifascisme subit, au même titre que les autres luttes sociales d’émancipation.
Alors qu’elle aime à se poser en victime et en appelle à chacune de ses diatribes racistes ou sexistes à « la liberté d’expression », c’est une pratique habituelle et courante de l’extrême droite de chercher à interdire ou invisibiliser ses opposant·es politiques, que ce soit en attaquant en justice à tout propos, en diffamant à travers des fake news ou en violentant physiquement des militant·es. Cela participe de sa guerre idéologique visant dans un premier temps à se faire accepter dans le débat public, puis dans un deuxième temps à s’imposer en faisant disparaître toute idée contraire à sa vision inégalitaire du monde.
La construction d’une figure fantasmatique de « l’antifa » pour la substituer à celle du « facho » comme figure de l’ultraviolence politique dans l’imaginaire collectif fait partie de cette offensive, dans une inversion des valeurs toute orwellienne dont les milieux nationalistes de droite ont le secret. La banalisation de la présence de l’extrême droite dans le paysage politique et médiatique, encouragée par un grand groupe médiatique comme l’empire Bolloré et la porosité toujours plus grande entre droite et extrême droite, favorisent ce genre d’initiative.

Par ailleurs, l’hostilité affichée par des syndicats de policiers à l’encontre de la moindre initiative antifasciste, même ludique, ne doit pas être prise à la légère. La campagne diffamatoire menée contre Antifa, le jeu, s’inscrit dans un contexte plus large, qui, pour la période actuelle, va de la demande de dissolution des « groupes antifas » par Marine Le Pen en 2017 à la demande de dissolution effective de Gérald Darmanin à l’encontre de la GALE.

L’an passé, le RN Nicolas Cresson appelait déjà à la dissolution des groupes antifascistes à l’occasion de la sortie du jeu.

Elle rappelle aussi, toute proportion gardée, les discours des nazis et des collabos dans les années 1930-1940 pour éloigner les populations des résistances antifascistes en les qualifiant systématiquement de terroristes, de criminels et d’assassins. La construction et la désignation d’un ennemi intérieur est une vieille pratique de la guerre contre-subversive, et les fafs comme les flics l’affectionnent particulièrement.

Pour finir, la réaction d’une « entreprise culturelle » comme la Fnac, qui n’est finalement qu’un vendeur de savonnettes parmi d’autres, et la réaction populaire d’achat massif du jeu dans les librairies de quartier ou dans des lieux militants doit nous rappeler, si besoin, que nous n’avons pas besoin de passer par les grands groupes capitalistes pour diffuser nos idées, au contraire. Soutenir les structures indépendantes (maisons d’édition, librairies, etc.), communiquer par les médias alternatifs (comme le réseau Mutu), s’organiser de façon autonome pour penser et agir : voilà les principales leçons qui, nous l’espérons, resteront gravées dans les mémoires, au-delà des polémiques de bac à sable et des vociférations des flics, des fafs et des marchands.

La Horde

Notes

[1Libertalia a vendu 800 jeux en moins de 24h et il était indisponible auprès du diffuseur en deux jours.

[2Cet ex-responsable des jeunes LR isérois, était auparavant responsable du comité Wauquiez 38, et rêvait d’une union de droites. C’est donc assez logiquement qu’il a rejoint l’extrême droite et qu’il est passé à Reconquête ! : il était le candidat du parti de Zemmour dans la 5e circonscription de l’Isère, où il a obtenu… 11 voix.

[3Notons au passage que, bien qu’Antifa le jeu soit aujourd’hui à nouveau à la vente à la Fnac, il est toujours absent de la rubrique Éclaireurs de Fnac.