Guerre en UkraineÀ une frontière de la guerre impérialiste russe

Un franco-polonais vivant en Pologne nous a envoyé un témoignage sur l’accueil des réfugiées ukrainiens là-bas, les mobilisations contre l’invasion russe et les analyses de la situation entendues là-bas, qui tranchent parfois avec celles entendues plus à l’Ouest…

Jeudi 24 février

Le matin du 24 février a été une claque. En France, avec la meilleure volonté du monde, on n’en imagine sans doute pas l’ampleur. Voilà que l’impérialisme russe, dont les derniers soldats ont quitté la Pologne en 1993, déclare la guerre au « pays frère » qu’est l’Ukraine, à une frontière d’ici. Par analogie, je ne prétendrais pas comprendre ce que sentent et pensent les Ukrainien·nes. Ici, les vieux traumas collectifs se réveillent, et les gens se mettent en branle…
je retrouve quelques amis devant l’ambassade russe. Il est tard, la manif contre l’invasion russe est rachitique, et de droite. Des éditorialistes ou autres youtubeurs politiques nous rappellent leur glorieux combat contre le communisme dans les années 1980, et s’adresse « aux jeunes à tendance de gauche » pour tourner leur prétendu pacifisme en dérision et les inviter à aller mourir l’arme à la main. Eux ont déjà fait leur part. Pratique.
La vraie manifestation a en fait bougé, et se trouve trois rues plus loin, devant l’ambassade ukrainienne. On la retrouve en suivant les gens qui affluent encore, on croise deux Ukrainiennes, assises sur un muret, en larmes. Devant l’ambassade, la foule est plus compacte. Des drapeaux ukrainiens et biélorusses, quelques partis politique (toujours des points à se faire sur le dos des autres), quelques antifas ukrainien·nes. L’estrade est monopolisée par des dinosaures de la politique polonaise, sensiblement moins charismatiques qu’ils ne sont corrompus. Les Ukrainien·nes présent·es les ignorent.

Samedi 26 février

J’entends qu’il n’y a plus un sac de couchage dans les Décathlon de Cracovie. Nécessaires d’urgence, ils ont été achetés et donnés à la pléthore d’organisations plus ou moins structurées qui se mettent en place pour aider les Ukrainiens, sur le front ou en exil. On regrettera seulement que le groupe Mulliez, qui continue les affaires en Russie, en tire profit.

Dimanche 27 février

Je prends le train depuis Varsovie : la gare est bondée de réfugié·es, beaucoup de femmes avec des enfants, quelques vieillards, quelques petits groupes de racisé·es. Je comprends immédiatement qu’ils ont dû douiller, ce qui confirme la presse le soir même. La gare est devenue, en quelques jours, un premier centre d’accueil. Des volontaires en gilets de circulation informent les réfugié·es, que l’on peut reconnaître aux sacs d’objets de première nécessité qu’ils reçoivent et portent. Après s’être effacé de l’espace public au début des années 2000, le cyrillique, paré de jaune et de bleu, réapparaît sur les panneaux d’informations et les devantures des magasins. Un autre bus, direction l’Ukraine, se remplit d’hommes.

Mardi 1 mars

J’apprends qu’à Przemyśl, dans l’est de la Pologne, les fachos ont organisé des « patrouilles » nocturnes pour terroriser les réfugié·es non-blanc·hes. La ville est une de celles où le plus de gens arrivent d’Ukraine. L’affaire semble s’être tassée, la police aurait mis fin aux « patrouilles » : le gouvernement, jadis si prompt à déshumaniser les réfugié·es d’Afrique ou d’Asie de la plus odieuse manière, ne semble pas vouloir passer pour ouvertement fasciste auprès de leurs copains à Bruxelles. Il paraît aussi que des groupes antifas se sont mobilisés, mais je n’ai pas pu le vérifier.
Politiquement, les lignes de démarcation commencent à s’éclaircir : un noyau dur d’extrême droite continue à voir en chaque Ukrainien un collabo nazi. Ce sont pour beaucoup les mêmes qui nous expliquent que Poutine est notre meilleur allié dans la guerre culturelle contre l’Occident décadent. Il semblerait que le dernier décret du Tsar leur ait fait perdre un peu de crédibilité. L’éternelle guerre polono-polonaise de nos « élites » semble aussi s’être un peu tassée : c’est à croire que les gens ont d’autres problèmes en tête. On constate l’efficacité de la rhétorique d’union guerrière.
Et pendant tout ce temps, une solidarité massive et parfaitement horizontale s’est mise en place : alors que les gens aident chacun à leur manière, le gouvernement et les structures de l’État patinent, toujours en retard de trois décisions. La logistique devient un vrai défi : beaucoup d’orgas n’acceptent plus de volontaires, plusieurs villes (notamment Przemyśl) ne parviennent pas à entreposer l’ensemble des dons qu’elles reçoivent. À mon niveau, chacune des structures (professionnelles, auto-gestionnaire…) auxquelles j’appartiens organise, selon ses moyens, des aides ou des collectes.

Au moment où j’écris ses lignes, on entend parler d’un million de réfugié·es arrivés en Pologne. Ils ne resteront pas tou·tes, mais deux choses sont claires : d’une part, la tendance à la diversification ethnique du pays, bien engagée (notamment depuis 2014), va se poursuivre. D’autre part, la guerre de Poutine va être sensible, vécue, pour tout le monde, dans ce pays de 38 millions de citoyens recensés. Tout le monde connaît ou connaîtra quelqu’un ayant fui. Pour moi, ce quelqu’un, ça aura été une gamine de 3 ans et sa mère, russophones, que j’ai régulièrement croisé pendant une petite semaine. La mère, d’environ 25 ans, d’une fierté impénétrable, n’a pas une seule fois laissé cours à quelques sentiments de tristesse que ce soit. Pas un signe d’apitoiement, tout au plus nous a-t-elle dit que Poutine était fou, mais qu’il n’oserait jamais s’en prendre à notre pays, membre de l’OTAN. En quelques jours, elle a trouvé un boulot (dans un entrepôt Amazon), une école maternelle, un logement (dans un appartement ouvrier). Sa fille, quant à elle, voulait bien sûr que quelqu’un joue avec elle. Parce qu’elle semblait volontiers s’adresser à des hommes, on s’imagine que son père, au sujet duquel nous n’apprîmes rien, devait lui manquer. À leur retour dans le logement temporaire où je les croisais, elle s’exclama une fois, toute larmes et protestations : sa mère lui avait dit qu’elles rentraient « à la maison ». Certes, mais ce n’était pas leur maison. Allez expliquer pourquoi à une enfant… moi je n’ai même pas essayé.
Ici, beaucoup de gens (moi compris) se demandent si la guerre avec la Russie maintenant n’est pas préférable à une guerre avec la Russie dans 2, 5, 10 ans. Il n’a pas fallu longtemps, après la première invasion de l’Ukraine en 2014, pour que les patrons et politiciens occidentaux reprennent le business as usual avec l’empire de Poutine. Combien de temps leur faudra-t-il pour nous endormir à nouveau ? Quand est-ce que les perspectives de profits des capitalistes occidentaux pourront s’asseoir à nouveau sur l’indépendance des pays suivant dans la liste des conquêtes impériales russes ? À ceux qui seraient tentés de voir là un énième bellicisme chauvin : non. Personne ici n’a envie de la faire cette guerre. Personne n’a envie de voir les Russes souffrir pour le fun. Mais personne n’a d’illusions sur le programme politique fasciste du Kremlin. Directement ou indirectement, on en connaît le goût. Et enfin, il faut parler de la bombe. Aux campistes il faut rappeler qu’hélas, nous ne sommes plus à l’époque de la Guerre froide et de la destruction mutuelle assurée.
En France, on ne s’en rend pas compte : on a la bombe, on en est donc « protégé ». Mais maintenant que les guerres se font entre puissances capitalistes, que reste-t-il de l’impératif de dissuasion face à l’autre bloc ? Essayez d’imaginer être la proie d’un impérialisme séculaire, doté de la bombe, alors que vous avez abandonné les vôtres contre une garantie de paix. Une fois de plus, j’ignore tout de ce que pensent et ressentent les Ukrainiens. Ce que je sais, c’est qu’ici, une frontière plus loin, tout le monde se pose la question : si demain Kyiv, Tallinn ou Varsovie étaient atomisées dans une frappe tactique, qui prendrait le risque de répliquer ? Reste à vivre nos vies en sachant que nous n’aurons pas de paix tant qu’une Russie impérialiste existe, et que face à elle, aucune victoire n’est possible.
Au niveau des politiques étatiques, notre droite se roule dans l’autosatisfaction : cela fait 15 ans qu’elle dénonce l’abjecte complaisance des capitalistes et gens d’État, très notamment français et allemand, notamment de gauche, envers Poutine. Et dans ces dénonciations, qui ne lui étaient en rien propres, elle avait raison. Encore aurait-il fallu que qui que ce soit écoute les voix très peu profit-compatibles des anciens colonisés de la Russie.

Et nous ?

On n’attend rien de la droite et on se déçoit de la gauche. Et on a la rage. Très poliment, les socdem polonais de Razem ont expliqué qu’on « ne demande pas à la gauche occidentale d’aimer l’OTAN ». Un peu moins poliment, on trouvera les voix de camarades émigrés au Royaume-Uni, qui donnent un nom à ce discours complaisant, bouffie de superbe, et en dernière analyse raciste, qui sert de ligne à la LFI, mais aussi aux trotskistes : le westplaining. Combien de fois nous sommes nous laisser dire que, parce que Polonais, Ukrainiens, Tchèques, nous étions biaisés par rapport à la Russie ? Combien de fois avons-nous eu à écouter la compassion répugnante de nos « camarades » occidentaux pour la Russie humiliée ? Comment parler d’internationalisme avec des gens qui, n’ayant jamais imaginé leur société, leur langue, leur culture écrasées, nous proposent des solutions « anti-impérialistes » consistant à bazarder la seule chose qui nous protège (peut-être) un tant soit peu des velléités fascistes du plus gros arsenal nucléaire au monde ? Ils auraient pu faire l’économie de leurs errements coupables, s’ils avaient pris la peine de nous causer, ou de nous lire. Mais pour ça, encore aurait-il fallu qu’ils nous considèrent comme leurs égaux…

Et maintenant ?

Au doigt mouillé, on peut donc dire que ça va barder. En plus des catastrophes climatiques en cours et à venir, on va donc avec une guerre, économique a minima, contre l’État russe. Nos capitalistes doivent se frotter les mains : les réfugiés, la dette covid, et la mise en branle d’une économie capable de faire face à la menace qui pèse sur l’Europe sont autant d’outils à exploiter pour enfoncer le mouvement social. Les commandes d’armement vont probablement exploser le kikimètre. De ma chaise de bureau, je vois trois urgences, qui j’espère ne seront pas celles vues à la télé :
 aider les réfugié·es (tous les réfugié·es) à s’installer en les défendant syndicalement des patrons carnassiers.
 travailler à imposer des propositions politiques qui fassent peser le poids des efforts à fournir sur les capitalistes (c’est-à-dire l’exacte opposé de la politique intérieure de Poutine et de ses oligarques). La période pourrait receler quelques opportunités : après tout, les sanctions prises contre la Russie et les oligarques pourraient sans doute l’être contre des paradis fiscaux et François Fillon.
 ne rien lâcher à nos fascistes de chez nous : on sait sans l’ombre d’un doute pour qui ils roulent, et on sait ce que ça implique pour nous.

K. Tudrynowski, le 8 mars 2022

Post-Scriptum
Le 8 mars, quelques heures à peine après avoir rédigé ce texte, j’ai reçu des nouvelles des réfugiées ukrainiennes mentionnées plus haut. Le logement qui leur a été promis est bondé : elles partagent un lit avec d’autres réfugiées. L’employeur de la mère (un sous-traitant d’Amazon), parfaitement au courant de sa situation, veut lui imposer des quarts nocturnes de 12 heures.