71eme Anniversaire de la libération d’Auschwitz : le discours de Ruth Klüger

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Des enfants rescapés du camp d’Auschwitz, après le 27 janvier 1945.

Ce 27 janvier 2016, c’était le 71ème anniversaire de la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge, et la journée mondiale du souvenir de la Shoah. En Allemagne, à Berlin, c’est Ruth Klüger, auteure et professeure, survivante juive autrichienne qui vit aujourd’hui aux États-Unis, qui est venue parler au Bundestag devant les élus allemands pour témoigner de son expérience de la déportation et du travail forcé, leur rappeler les crimes commis par l’Allemagne nazie et leur dire aussi toute l’importance pour l’Allemagne d’aujourd’hui de garder ses frontières ouvertes aux réfugiés en dépit de toutes les mauvaises volontés allemandes et du repli sur soi généralisé qui prévaut en Europe.

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Ruth Klüger

Depuis 1996, le parlement fédéral invite tous les ans à cette date un rescapé à venir faire partager ses réflexions : après Simone Veil en 2004, Ruth Klüger est la deuxième femme à venir prendre la parole. Son témoignage de femme est ici particulièrement important car il rappelle non seulement son parcours douloureux, mais aussi parce qu’il parle de ce qui fâche, de ce que les Allemands ont mis tant de temps à reconnaître, aussi bien l’esclavage sexuel dans nombre de camps de concentration de certaines détenues à qui on refusa après-guerre le statut de « Zwangsarbeiterinnen » (travailleuses forcées), que la responsabilité de nombreuses entreprises allemandes dans le fonctionnement du IIIème Reich.

Vous trouverez ci-dessous le discours de Ruth Klüger in extenso en français (traduit par La Horde), avec de nombreux allers-retours entre le IIIème Reich et l’Allemagne d’après-guerre, entre les SS et l’Allemand moyen des années 1940 et l’Allemand raciste des années 1980.

Inutile de dire que, sans faire de raccourcis historiquement faux et politiquement contestables, nous ne pouvons manquer d’affirmer que nos valeurs sont l’entraide et la solidarité avec les migrants et les réfugiés, et que nous nous opposerons toujours à ceux qui veulent fermer les frontières, entasser les réfugiés dans des camps ou des containers, saisir leurs biens, séparer les familles et les obliger à travailler pour payer un hébergement misérable.

Seul ce qui est prononcé fait foi

L’hiver 1944-1945 fut l’hiver le plus froid de ma vie, et il est certainement resté dans la mémoire de tous ceux qui le vécurent alors en Europe. J’ai maintenant 84 ans et à cette époque, je n’avais pas beaucoup d’hivers derrière moi, je venais tout juste d’avoir 13 ans, mais des nombreux hivers que je devais vivre par la suite, pas un ne fut aussi froid que ce dernier hiver de guerre. Le froid auquel on est exposé sans défense restera toujours pour moi lié au travail forcé dans le camps de femmes de Christianstadt, un camp satellite du camp de concentration de Großrosen en Basse-Silésie, comme cette région s’appelait alors. Aujourd’hui, cet endroit se trouve en Pologne.

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Photo : La Horde

Quand on parle de travailleurs forcés, on pense à des hommes adultes, pas à des petites filles sous-alimentées. Mais je n’étais pas à plaindre, au contraire, j’avais eu beaucoup de chance et j’en étais fière. Car à l’été 1944 au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau (c’était une période où les chambres à gaz et les crématoires tournaient à plein régime), j’étais parvenue à me glisser dans une file de la sélection qui déterminait quelles femmes de 15 à 45 ans allaient pouvoir être utilisées pour le service de guerre. Je m’étais postée dans une file d’attente, et à la question posée par le SS en service sur mon âge, qui n’était alors que de douze ans, j’avais déclaré quinze, ce qui était un mensonge tout à fait invraisemblable, car après presque deux années passées à Theresienstadt, j’étais sous-alimentée et peu développée. Ce mensonge, c’est une gentille préposée aux registres, prisonnière comme moi, qui me l’avait soufflé deux minutes avant et je l’avais répété, toute brave. Le SS m’a regardée en disant que j’étais bien petite. La préposée a affirmé finement que j’avais des jambes solides « Voyez donc, celle-là pourra travailler » ; il a haussé les épaules et m’a laissée passer. C’est à un hasard de quelques minutes et à une jeune femme bonne que je n’ai vue qu’une fois dans ma vie que je dois d’avoir survécu, car le reste du transport avec lequel j’étais arrivée de Theresienstadt fut gazé dans les jours qui suivirent. Nous autres, élues, furent parquées dans des waggons et envoyées au camp de travail.

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Entrée du camp de Großrosen.

Les premiers jours à Christianstadt furent pour moi l’image-même du soulagement, pour ne pas parler de bonheur. Il faisait chaud, il y avait de l’herbe et des arbres dans la forêt, l’air était pur, une bénédiction après les émanations de cadavres qui flottaient sur le camp à Auschwitz, rejetées par les cheminées. Et surtout, la peur de mourir qui nous accablait était finie.

Les sentiments positifs n’ont pas duré longtemps. Le temps devint humide, puis très froid. Le matin, nous étions réveillées par une sirène ou un sifflet et nous devions rester debout dans le noir pour l’appel. Rester debout, juste rester debout, ça m’est toujours insupportable, encore aujourd’hui, si bien qu’il m’arrive parfois de quitter une queue et de m’en aller alors que c’est bientôt mon tour, simplement parce que je ne veux pas rester un instant de plus dans le rang. On avait à boire un bouillon noir, qui ressemblait à du café, une portion de pain à emporter et on marchait en rangs par trois pour aller travailler. À côté de nous, une gardienne marchait, qui voulait que nous avancions au pas au son de son sifflet. Mais elle pouvait siffler et s’énerver tout ce qu’elle voulait, nous n’avons pas appris à marcher au pas. Dans mon attitude de défi teintée de résistance à la fois pré-féministe et enfantine, je me réjouissais qu’on ne puisse pas amener des femmes au foyer juives à marcher au pas. Nous n’avions pas été dressées à marcher au pas. Il était plus facile d’y entraîner des hommes.

Le travail, c’était un travail d’homme, nous avons défriché le bois, déterré et emmené les souches d’arbres déjà abattus ; nous avons aussi coupé du bois à la hache et porté des rails. Quelque chose devait certainement être construit à cet endroit, on ne nous a naturellement pas dit ce que c’était, et ça ne m’intéressait pas. Il entre dans l’essence-même du travail forcé que les travailleurs ne connaissent pas le sens de leur travail ou qu’ils l’exècrent. Voilà un exemple qui aurait fait la joie et, espérons-le, l’effroi de Marx. À un travail corporel qui est quelque chose d’imposé, qui n’a pas été choisi, s’oppose la léthargie comme mécanisme de défense. À cette époque, j’ai fait autant de sabotage que possible en me récitant des poèmes appris par cœur, par faiblesse, par ennui, mais aussi par conviction. Quant à ce qui devait être construit à Christianstadt, cela ne l’a jamais été à temps.

Parfois, quelques-uns d’entre nous furent prêtés à la population civile, et nous nous retrouvions assis dans des greniers à suspendre par exemple des oignons à une corde. C’était mieux que travailler dehors, pas aussi fatigant et surtout moins froid. Les habitants du village nous dévisageaient comme si nous étions des sauvages. Si certains eurent alors la révélation de ce qui se passait avec les détenus en haillons du camp de travail voisin, après la guerre, ils ont refoulée cette révélation, car à ce moment-là, ils prétendaient tous ne pas avoir su ce qui se passait au camp et encore moins en avoir profité ici ou là au village.

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Vue de la carrière de pierres dans le camp de Gross-Rosen, où les prisonniers étaient soumis au travail forcé. Gross-Rosen, Allemagne, 1940-1945. (Photo : USHMM)

Parfois, avec mon amie Susi, qui avait seize ans, nous devions aller à la carrière de pierres, qui était le plus ancien lieu de travail à Großrosen, à cause de quoi d’ailleurs le camp avait été construit à cet endroit-là. À la carrière il faisait froid à en crever. On se blotissait l’une contre l’autre, mais ça ne servait pas à grand-chose. Nous ne pouvions pas nous protéger du froid de cette façon, nos vêtements étaient trop minces, à nos pieds nous avions du papier journal, cela aidait, mais pas assez. Et nous avions des plaies purulentes aux jambes, car rien ne guérissait vraiment complètement. Nous attendions la pause suivante, la pause de midi, et puis la fin de la journée de travail. Le doute qui va presque jusqu’au désespoir : combien de temps vais-je encore tenir ? L’espoir : être autorisée rester demain au camp pour le service de nettoyage. Mais c’était là un privilège rare.

Environ douze ans plus tard, je regarde Susi, qui fut ma sœur d’adoption toute ma vie, nous sommes en Californie et elle joue dans le sable chaud avec ses deux petits enfants. La voix apaisante, réfléchie « Fais ceci ou cela ». Soudain je nous vois comme autrefois, nous sommes accroupies l’une contre l’autre dans la carrière, dans le froid. Susi met un bras autour de moi car le sable s’est figé en un granit de Silésie, et le jeu d’enfants s’est assombri. Il m’arrive parfois encore de rêver de la carrière. Il n’y a rien, je voudrais me réchauffer quelque part, mais où ?

Sur cette étendue déserte, que je vois en rêve, j’ai écrit un poème plus tard, un « poème-paysage » comme je l’ai appelé. Ce sont les images d’un rêve, sans rapport les unes avec les autres, les impressions ressenties dans un état d’esprit, la quintessence de camp du travail tel que je l’ai vécu. Je vais vous le lire :

Sur un talus sombre se tient une maison lumineuse

Dans la carrière les enfants gèlent. L’un court

après un lézard qui lui échappe.

Une silhouette sans visage

cherche un fossé où se jeter.

La petite fille

les doigts cramponnés au bol recouvert d’un linge,

court en pleurant à gros sanglots vers la maison de lumière.

Dans la carrière les enfants gèlent dans l’air piqué de rouille.

Sous des arbres de fer se penchent des couples silencieux

qui ramassent des fruits de métal.

La majorité des femmes, parmi lesquelles ma mère, travaillaient dans une usine de munitions avec des Français déportés, des hommes qui étaient mieux nourris que nous parce qu’ils étaient mieux formés et avaient donc plus de valeur. Cela leur permettait de faire plus facilement du sabotage. Quand ils arrivaient nonchalamment près des femmes avec un sourire et ces mots : « Plus de travail, les filles », on pouvait être sûre qu’ils avaient mis une machine à l’arrêt en dévissant les vis qu’il fallait ou qu’ils avaient fait des leurs sans se faire remarquer et que les Allemands ne trouveraient et ne répareraient qu’après. Le travail d’esclave ou travail forcé a ses perfidies, et les nazis n’ont certainement pas réussi à faire ce qu’ils avaient prévu à l’origine. Mais ils en auront malheureusement toujours trop fait.

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Femmes à Auschwitz, janvier 1945.

À y regarder de près, le travail forcé est d’une certaine manière pire que le travail des esclaves car l’esclave représente pour son propriétaire une valeur en argent que ce dernier perd s’il laisse mourir son esclave de faim ou de froid. Les travailleurs forcés des nazis n’avaient aucune valeur, les exploiteurs pouvaient toujours s’en procurer de nouveaux. C’est qu’ils avaient tant de « matériau humain », comme il l’appelait, qu’ils pouvaient le brûler au sens propre ! Et que dire des femmes ! Elles n’étaient même pas capables de travailler comme les hommes. Bien des hommes, comme les Français dont j’ai parlé, étaient formés à des métiers potentiellement utiles à l’effort de guerre. Alors que les femmes ? On pouvait les utiliser tranquillement jusqu’à l’épuisement. Au camp, personne n’avait ses règles, pour cela, il faut mener une vie plus saine. Elles étaient avant tout des femmes au foyer. C’était la génération qui n’exerçait que rarement un métier à l’extérieur du foyer. C’était des gens de la classe moyenne, la génération de ma mère, née au début du siècle et qui avait été élevée dans l’idée que les hommes de la famille les nourriraient et les protégeraient tout au long de leur vie. Elles n’avaient presque rien à offrir d’autre que leur habileté limitée et la force physique des gens qui meurent de faim.

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Le camp de Mathausen. (photo : USHMM)

Je dis « presque », car il est une chose que peuvent faire les femmes pourtant, c’est se prostituer. Dans de nombreux camps de concentration pour hommes, dont Mauthausen, le seul camp de concentration qui se trouve dans mon pays natal, l’Autriche, il y avait ce qu’on a appelé des « baraques spéciales », où des femmes, recrutées principalement dans le camp de femmes de Ravensbrück, étaient à la disposition de certains habitants des camps. Là-bas, dans la langue de Heinrich Himmler, inimitable d’arrogance et de mépris de la dignité humaine, je cite, « les détenus qui travaillent avec ardeur seront conduits à des femmes dans des bordels. » Fin de citation. Robert Sommer, spécialiste des cultural studies , désigne de façon très pertinente cette situation sous le terme de « travail sexuel forcé » où il faut insister sur l’idée de contrainte. Dès après la guerre, il y eut, et on en trouve peut-être encore aujourd’hui, de nombreux livres à caractère pornographique qui, avec souvent beaucoup d’images, prétendaient dépeindre la prostitution dans les camps de concentration. Cela n’était bien entendu que des inventions. À ce niveau, c’est-à-dire au niveau de cette litérature de divertissement tout à fait douteuse, il y avait tout un commerce, avec des lecteurs et des acheteurs. La réalité, c’était celle des camps et elle n’était pas excitante d’un point de vue érotique. Les femmes couraient le danger permanent d’attraper des maladies vénériennes ou de tomber enceintes, car les rapports sexuels avaient lieu en série et aucun ne devait excéder une durée de 20 minutes au maximum, tandis que dehors, devant la baraque, les hommes faisaient la queue. Cela n’est pas un « travail » qu’on peut choisir de faire volontairement, ainsi que cela fut parfois reproché avec cynisme après la guerre à ces femmes molestées. Par la suite, les prostituées ne furent pas reconnues comme travailleuses forcées, et les survivantes n’eurent aucun droit à des compensations (ce qu’on a appelé les indemnisations) ou bien elles n’en firent pas même la demande. Et encore moins leurs familles, qui avaient honte d’elles. Le respect qu’on manifesta aux survivants des camps, n’eut pas toujours, du moins pas souvent, droit de cité en ce qui les concerne. Ce n’est que tout récemment que des études ont été faites sur ce qui leur est arrivé. Une telle discrimination et une telle dissimulation sont à attribuer à de très anciens préjugés, selon lesquels les rapports sexuels déshonorent la femme tandis qu’ils renforcent l’homme. Et pourtant, ces femmes prisonnières ont moins fait pour la guerre menée par les nazis que tous les autres travailleurs forcés. Elles n’ont nui qu’à elles-mêmes, à leurs corps et à leurs esprits. Si nous voulons aujourd’hui honorer la mémoire des travailleuses forcées, alors il nous faut honorer ces femmes aussi. (Ajoutons que ni ces « privilégiés qui travaillaient avec ardeur », ni ces « femmes » n’étaient d’origine juive. Cela aurait été un crime contre la race.)

Revenons à mon histoire. En défrichant et en posant des rails, nous avions souvent des contacts avec des civils allemands, qui avaient travaillé à notre place auparavant. Un jour, je me retrouvais assise pendant la pause sur un tronc d’arbre près d’un homme gros et carré, qui avait dû m’adresser la parole car je ne me serais jamais assise de mon propre chef à côté de lui. Il était curieux, il était clair que je ne cadrais pas avec les représentations qu’on se faisait des travailleurs forcés. Une enfant-prisonnière brune et affamée, qui parlait pourtant parfaitement allemand, une fillette en plus, absolument inadaptée à ce genre de travail, une gamine qui aurait dû être à l’école. Il me demanda quel âge j’avais. Je réfléchis pour savoir si je pouvais dire la vérité. La prudence était de mise car les trois années d’écart que je m’étais inventées avaient été peu de temps auparavant ma seule stratégie pour survivre. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu, mais je sais que je n’avais qu’une seule idée en tête : je l’aurais bien amené à me donner son pain tartiné de saindoux. Cela n’était pas seulement une question de faim, mais, partant de la faim, cela aurait représenté une performance si j’avais pu partager un tel délice, qu’on ne trouvait bien évidemment pas au camp, avec ma mère et Susi. Je ne sais plus ce que j’ai décidé de lui dire, je sais seulement qu’il ne m’a pas donné sa tartine. Il m’en a juste découpé un morceau, que je n’ai pu que manger immédiatement en le remerciant.

J’ai donc répondu à sa question avec la plus grande retenue car il n’y avait rien que je désirais moins que m’engager sur un terrain glissant avec un Allemand inconnu. Lui en revanche me raconta que les enfants allemands n’allaient plus non plus à l’école, qu’ils étaient tous réquisitionnés. Il mangeait avec satisfaction en me racontant que les Allemands souffraient de la faim.

J’imagine que dans son souvenir, j’étais, lorsque la guerre fut finie, une petite Juive pour qui les choses n’allaient pas si mal car elle n’avait pas raconté d’horreurs bien qu’il lui en ait donné la possibilité, en la mettant à l’aise, voire même en l’invitant à lui raconter sa vie. Et elle n’avait pas peur non plus, sinon elle n’aurait pas parlé aussi franchement. Et peut-être qu’il utilise notre rencontre comme une preuve qui montre que les Juifs n’avaient pas la vie plus dure que les autres pendant la guerre.

La fois suivante où j’essayais de dégoter quelque chose de mangeable, j’en fus encore plus pour mes frais. C’était peu de temps avant que le camp soit démantelé, alors que nous entendions déjà l’artillerie de l’armée soviétique et que le travail avait été arrêté. Il y avait alors si peu à manger que je ne pouvais plus penser à autre chose qu’à la nourriture. Lorsque je recevais ma ration journalière, je plantais mes dents dans le pain comme s’il fallait que je me mette tout le morceau d’un coup dans la bouche. Très rarement, je me voyais comme de l’extérieur et j’avais honte.

Un soir, j’entendis dire par Susi qu’à la porte de derrière de la baraque des cuisines, des déchets quelconques allaient être donnés, et que les cuisinières voulaient expressément les donner aux enfants. J’y courus, d’autres femmes vinrent aussi, je m’impatientai, je montai les quelques marches qui menaient à l’entrée de la baraque, les autres sur mes talons, je cours le long du passage éclairé qui mène à la porte arrière de la cuisine. C’est alors que s’ouvrit une porte de côté, un long SS en sortit, il m’appelle, je suis devant lui, les couverts à la main, il demande ce que je veux, je le lui dis, je lui dis qu’il y a des restes à partager ici, il dit quelque chose comme : « Maintenant, faites bien attention ! » (avec une prononciation prussienne inoubliable pour mon oreille autrichienne), je pense encore qu’il va me laisser passer car il ne va quand même pas vouloir qu’on jette d’éventuels restes, en tout cas pas avec une telle famine, et le voilà qui me frappe, plein de colère, au visage. Je titube en arrière, le long de tout le passage, ma tête tape, les sabots de bois me tombent des pieds, les couverts des mains. Susi m’aide à me relever, nous retournons à notre baraque, sur le chemin du retour je jure comme un charretier : « Il se fera attraper, ce gars qui m’a frappée, un jour ou l’autre il se fera attraper. » Des dizaines d’années plus tard à Göttingen, j’entends un homme, un retraité qui, parlant à la vendeuse de la droguerie Schmidt, déblatère sur les étrangers venus de Pologne pour vivre aux crochets des Allemands : « Les étrangers, faut les gazer, et les politiciens avec. », dit-il. Je le regarde, j’estime son âge, oui, il est assez âgé, ça pourrait être lui. « De telles paroles », lui dis-je le cœur serré, nous nous regardons dans les yeux, mon ami, on se connaît. Il dit alors, sans baisser ses yeux qui ricanent : « Oui, oui, vous avez bien entendu. »

Le camp de Christianstadt fut démantelé au début de l’année 1945 et les détenus furent transférés dans un autre, à savoir Bergen-Belsen. Dans les quelques premiers jours, le transport se fit à pied, puis on fit monter les détenus dans un train, ainsi que je l’ai appris après la guerre. Mais nous n’étions déjà plus là. Ma mère, Susi et moi nous sommes enfuies le deuxième soir… et nous avons survécu. Mais c’est une autre histoire.

Lorsqu’après, la population civile allemande assura qu’elle n’avait rien su du meurtre de masse, on a pu débattre pour savoir si c’était vrai, mais l’exploitation de masse par le travail forcé était très bien connue. De nombreuses années après, alors que j’étais souvent en Allemagne et que j’avais de nouveau (et que j’ai encore) de nombreux amis ici, il m’arrivait de tomber sur des gens dont les familles avaient eu à la maison des travailleurs forcés pendant l’époque nazie. Mes amis se souviennent de ces déportés avec plaisir, parfois même avec affection. Ils étaient bien chez nous. Ils ont joué avec nous, les enfants, ils ont ri, ils ont chanté. Ces gens qui racontent sans penser à mal ne savaient pas, ou ne voulaient pas savoir ce qu’il a dû y avoir comme retenue vigilante, comme méfiance, comme mépris ou comme envie chez ces employés de maison non payés, ou à quel point ceux-ci surestimaient ou sous-estimaient l’ennemi. Et si les choses ont été parfois confortables en territoire ennemi pour quelques-uns, et si certains d’entre eux ont sympathisé avec l’ennemi, c’est que l’ennemi les avait soumis et qu’ils avaient perdu une partie de leur identité. Si les enfants allemands d’alors, devenus depuis des adultes, qui déballaient pour moi ces souvenirs, n’avaient pas conscience de ce conflit, c’est parce que personne n’aime à se considérer d’emblée comme l’ennemi. L’ennemi, c’est toujours l’autre, comment pourrait-on soi-même être un ennemi, en particulier quand on est gentil avec les étrangers et qu’on est la prunelle des yeux de ses parents. On évitait le mot travailleurs forcés quand on parlait d’eux et on sursautait lorsque je n’hésitais pas à prononcer le mot de travail d’esclave.

Prenons l’exemple d’Oldenbourg où j’avais fait un exposé à l’université sur un thème littéraire (je crois qu’il s’agissait de Kleist et de la révolte des esclaves dans l’actuelle Haiti, à Saint-Domingue, l’une de ses grandes nouvelles). Après les exposés, quand nous buvions un verre, une enseignante à la retraite racontait que des Gastarbeiter avaient travaillé pendant la guerre dans la ferme où elle avait grandi. « Ils n’étaient pas invités, », dis-je l’air buté, « c’étaient des travailleurs forcés ». « Oui, oui, », répond-elle, plongée dans ses souvenirs, « c’étaient des prisonniers de guerre, des Polonais. » Je ne lâche pas prise si facilement. Ça n’étaient pas non plus des prisonniers de guerre, dis-je, la guerre avec la Pologne était finie depuis longtemps, elle n’a pas duré longtemps, c’étaient des civils, déportés, avec des femmes qui avaient leur propre famille chez elles. Elle me regarde avec sérieux et je pense alors qu’elle est quelqu’un de bien meilleur que moi, car elle n’est pas aussi obstinée ou agressive que je le suis. « Oui, oui, des travailleurs forcés, » dit-elle, « comme c’est triste, un Polonais et une Polonaise. » Mais l’homme, le Polonais, il paraît qu’il n’était pas du tout plein de haine, mais qu’il leur aurait retrouvé un cheval que des bandes de Polonais avaient volé. Il aurait été conciliant. En tout cas, je l’ai obligée à admettre qu’il y avait là matière à réconciliation.

Welcome

Mesdames et messieurs, j’ai parlé un bon moment de l’esclavage moderne que constitue le travail forcé dans l’Europe nazie et j’ai cité des exemples du processus de refoulement tel qu’il se fit jour dans l’Allemagne d’après-guerre. Mais une nouvelle génération, non, deux ou même trois nouvelles générations ont grandi depuis, et ce pays qui, il y a quatre-vingts ans, s’était rendu responsable des crimes les plus graves du siècle, a aujourd’hui gagné les applaudissements du monde, grâce à ses frontières ouvertes et à la générosité avec laquelle vous avez accueilli et allez encore accueillir le flot de réfugiés venus de Syrie ou d’ailleurs. Je suis une des nombreuses personnes qui se tiennent à l’extérieur et qui sont passées de l’étonnement à l’émerveillement. C’est la raison principale pour laquelle j’ai accepté avec une grande joie votre invitation et profité de l’occasion qui m’était faite de pouvoir parler, dans ce cadre, dans votre capitale, des crimes monstrueux du passé, là où un nouveau modèle radicalement différent a vu le jour et continue de se manifester, tel qu’il a été résumé dans ces mots apparemment modestes et pourtant héroïques : Nous allons y arriver.

Je vous remercie pour votre invitation
Ruth Klüger, 27 janvier 2016