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1937 : L’émeute de Clichy divise le front populaire

16 mars 2015 par Commission Journal (mensuel) / 1648 vues
Le 16 mars 1937 au soir, dans les rues de Clichy, la police du gouvernement de Front populaire ouvre le feu sur une foule de plusieurs milliers de personnes qui protestaient contre une projection cinématographique du Parti social français (PSF) du colonel de la Rocque. Le rassemblement vire à l’émeute et six manifestants meurent, 276 autres sont blessés. Quand la police de Marx Dormoy, ministre socialiste de l’intérieur, vise le comité antifasciste de Clichy, dont les socialistes font partie, la déchirure au sein du mouvement antifasciste semble irrémédiable.

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Si cette émeute a été quelque peu occultée de la mémoire du Front populaire, on se souvient par contre plus volontiers des grandes grèves de juin 1936 qui avaient poussé le gouvernement à concéder nombre de réformes sociales et à dissoudre les ligues nationalistes. Quelques mois plus tard, le spectre des émeutes d’extrême droite du 6 février 1934 semble s’éloigner pour le gouvernement et le reflux des luttes lui permet de décréter la pause dans les réformes.

En mars 1937, il est temps de lancer le grand emprunt de trois milliards de Francs décidé par les socialistes et les radicaux au gouvernement. Ils se montrent donc particulièrement soucieux de donner des gages de légalisme républicain. C’est dans cette période charnière que le PSF choisit d’organiser sa séance de cinéma sur les relations aéronautiques entre la France et l’Amérique du Sud à Clichy, véritable bastion ouvrier. Pour les militants locaux du Front populaire, ce n’est rien d’autre qu’une provocation.

Les démarches qu’ils entreprennent auprès de Marx Dormoy n’aboutissent pas. Le PSF est une organisation légale et la réunion est privée ; au regard de la loi rien ne l’empêche de se tenir. Les forces antifascistes de Clichy ne voient pas les choses exactement de la même manière et en appel aux travailleurs. Depuis le sursaut antifasciste de février 1934, des rassemblements ou des réunions d’extrême-droite sont fréquemment empêchées par les mobilisations du Front populaire. La réunion du PSF du 16 mars entraîne donc l’affrontement de deux orientations divergentes au sein du Front populaire : le légalisme républicain du gouvernement et l’action antifasciste populaire des comités de base.

Être à la hauteur de l’enjeu

A Clichy, ville socialiste, les anciens Croix de feu interviennent en territoire hostile et la direction du PSF semble avoir parfaitement conscience de l’affront que la soirée du 16 mars représente pour les forces locales du Front populaire. Dès le 15 mars, elle mobilise ainsi plusieurs dizaines d’hommes pour occuper le cinéma Olympia où doit se tenir la projection. Le lendemain, ils sont une centaine à surveiller les abords du cinéma. Ces hommes appartiennent aux équipes volantes de propagande (EVP), qui forment le service d’ordre très militarisé du PSF. D’autres équipes se sont concentrées en certains points du Nord de la capitale, pour venir renforcer celles déjà présentes à Clichy en cas de coup dur.

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Les EVP collaborent pour l’occasion avec des autorités plutôt tolérantes. Du coté des forces de l’ordre on se prépare d’ailleurs activement pour s’assurer de la bonne tenue de la soirée. Les renseignements généraux sont sollicités, mais l’on a du mal à estimer la capacité de mobilisation des antifascistes. Les renseignements fournissent des estimations du rassemblement antifasciste largement sous-évalués jusqu’au jour même, où ils annoncent finalement la participation de 5.000 à 8.000 manifestants et manifestantes.

Cela n’empêche par un déploiement impressionnant des forces de l’ordre : la direction générale de la police municipale prévoit environ 1.800 policiers et gardes mobiles pour boucler la place de la mairie où se sont donné rendez-vous les antifascistes. Huit barrages sont prévus, aux alentours de la mairie, sur les rues Jaurès, de l’Union, Villeneuve, Dagobert et Marte.

Les organisations antifascistes, ayant pris connaissance des intentions du PSF tardivement, ne disposent que d’une semaine pour préparer la riposte, mais la mobilisation est intense, unitaire et portée par le mouvement ouvrier local. Le secrétaire des syndicats de la région parisienne lance, par exemple, un appel à la mobilisation antifasciste devant les travailleurs et travailleuses de la fonction publique réunis à Clichy le dimanche 14 mars. S’il faut noter par ailleurs que le contre-rassemblement ne rencontre qu’un faible écho dans les organes de presse nationaux du PCF ou de la SFIO, les révolutionnaires de la région parisienne ont bien saisi l’enjeu de la soirée et se préparent eux-aussi à l’événement.

Le « Front populaire de combat » en ordre de bataille

Le comité de Clichy du Front populaire prépare sans relâche la mobilisation. Les murs de la cité ouvrière sont couverts d’affiches et l’on multiplie les diffusions de tracts. Le comité peut s’appuyer sur la mairie de Clichy qui fait également éditer une affiche appelant au rassemblement, signée par le maire SFIO Charles Auffray, le député Maurice Honel et le conseiller général Maurice Naile, tous deux communistes. Charles Auffray et Maurice Naile se connaissent bien. Ils sont deux anciens responsables du Parti d’unité prolétarienne (PUP), une organisation de dissidents du PCF et de la SFIO militants pour la réunification des partis marxistes.

C’est donc la gauche du Front populaire qui mobilise dans une atmosphère de grande unité. La Voix populaire, l’organe local du parti communiste, va même jusqu’à écrire : « Nous nous réjouissons de l’attitude de nos camarades de la section socialiste de Clichy qui, comme nous, se sont montré décidés à tout faire pour que les factieux, genre La Rocque et Doriot, ne viennent provoquer la classe ouvrière de Clichy. »

C’est peut-être là l’incarnation du Front populaire de combat que tente d’organiser Marceau Pivert et la tendance Gauche Révolutionnaire (GR) de la SFIO. Une partie importante de la SFIO désapprouve la politique tiède du gouvernement Blum et la tendance révolutionnaire de Pivert gagne du terrain dans la fédération de la Seine. Elle s’apprête d’ailleurs à en prendre la direction. Les pivertistes qui militaient pour une prise de pouvoir illégale du Front populaire dès le printemps 1936, en appellent depuis à l’émergence d’un « front populaire de combat », conscient qu’un gouvernement - même de gauche - ne peut avancer sans la pression des masses.

Le 16 mars, on peut donc compter sur une solide participation de la SFIO parisienne. Elle mobilise d’ailleurs pour l’occasion son organisme d’autodéfense, les Toujours Prêts Pour Servir (TPPS), connus dans la région parisienne pour leur action radicale contre les groupes nationalistes. Les socialistes de la Seine ne sont pas les seuls à se préparer à en découdre. La préfecture est informée que des ouvriers des établissements Geoffroy-Delore ont fabriqué, dans les ateliers, une centaine de matraques pour ne pas venir au rassemblement antifasciste les mains vides...

Les organisations antifascistes, réunies la veille pour évoquer les dernières dispositions techniques, peuvent donc faire preuve de détermination et malgré l’interdiction de la manifestation, elles prévoient de défiler en cortège dans la ville. Le rendez-vous est fixé à 19 heures devant la mairie et on prévoit un parcours formant une boucle qui encerclerait le cinéma.

Du rassemblement à l’émeute

A 19h 30 le mardi 16 mars au soir, malgré la bonne centaine de membres des EVP, les sympathisants du PSF ne sont probablement pas très confiants dans l’aventure clichyenne de leur chef et ne sont que 400 à se rendre au cinéma l’Olympia. La Roque lui-même ne vient pas. L’important service d’ordre policier est disposé aux alentours du cinéma qui, dès le début de soirée, est assiégés par des centaines de manifestants. Refoulés par les forces de l’ordre, ils se retrouvent sur la place de la mairie où leurs rangs se gonflent progressivement. A 20h, la police dénombre 4 000 antifascistes réunis sur la place de la mairie qui leur était pourtant interdite.

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C’est peu de temps après qu’éclatent les premiers incidents. Des manifestants, vraisemblablement organisés, enfoncent les premières lignes des forces de l’ordre barrant la rue de l’Union qui mènent au cinéma. Les contres-charges policières contiennent la foule mais la situation devient explosive, tandis qu’un bon millier d’antifascistes viennent renforcer le rassemblement. A 20h 30, Maurice Naile donne le signal de départ de la manifestation, dont le parcours doit finalement passé par la porte de Clichy, mais 3000 manifestants et manifestantes tentent toujours de forcer les barrages policiers. Pour eux, l’objectif est toujours d’empêcher les anciens Croix de feu de se réunir.

Passé 21h, alors que les émeutiers sont désormais près de 4 000 sur la place de la mairie, le désordre devient « inouï » selon des rapports police. Les renforts qui viennent appuyer les barrages de la rue de l’Union sont criblés de morceaux de fonte, de pierres et de bouteilles, à tel point que de nombreux policiers sont blessés avant même de sortir des camions. Au bout de 45 minutes, la fusillade éclate ; et c’est le « massacre de Clichy ».

Le massacre de Clichy

D’après les forces de l’ordre, les premiers coups de feu viennent de la mairie, ou de toits d’immeubles adjacents voire même des premières lignes des manifestants. Dans la presse ouvrière des jours qui suivent, on n’insiste pas pour démentir cette version des faits. On est par-contre unanime pour dénoncer la violence extrême de la réaction des forces de l’ordre qui ouvrent le feu sur la foule. La fusillade court de 21h 45 à 22h30. Pourtant la foule des émeutiers ne fait que grossir jusqu’à atteindre le nombre de 6.000 individus. Ceux qui avaient suivi le cortège en direction de la porte de Clichy sont alertés par la sirène municipale et sont revenus sur la place.

Dans le service d’ordre policier, un seul agent est blessé par balle, mais on dénombre par contre six morts et 48 blessés par arme à feu dans les rangs antifascistes. La façade de la mairie où se sont réfugiés grand nombre de manifestants est criblée d’impacts de balles. Des manifestants témoignent de tirs de revolver à bout portant sur des certains des leurs qui tentent de secourir des blessés.

Dans la grande confusion qui règne rue de l’Union, des policiers ouvrent le feu de leurs mousquetons sur des manifestants désarmés. Les témoignages des manifestants rapportent de nombreuses exactions. André Blumel, membre du cabinet de Léon Blum, est lui-même atteint deux fois par les balles de la police alors qu’il se rend à la mairie pour tenter d’apaiser les manifestants.

Une victoire à la Pyrrhus pour les antifascistes

Pour le PSF, le bilan de la soirée n’est guère glorieux aux premiers abords. Au bout de dix minutes seulement les organisateurs de la projection ont dû faire évacuer la salle et le retour vers Paris n’a pas toujours été simple pour les partisans du colonel de la Roque. Du coté policier, la soirée n’a pas non plus été une sinécure. On relève 255 blessés parmi les forces de l’ordre et un mort : le gardien de la paix Auguste Meunier qui décède le 11 mai suivant, après avoir été atteint au foie par un morceau de fonte.

Le bilan humain de la soirée de la manifestation de Clichy est cependant très lourd pour les manifestants et manifestantes. On recense, en plus des morts déjà cités, 276 blessés, dont 54 doivent être hospitalisés. Les cinq premières victimes dans les rangs du Front populaire sont toutes des membres du PCF. La sixième, Solange Demangel, qui meurt peu de temps après son hospitalisation, milite à la 18e section de la fédération de la Seine de la SFIO. Elle est également membre des TPPS, l’organisme d’autodéfense socialiste. Les cicatrices ne sont pas que pour les blessés : le PSF a réussi à provoquer une profonde rupture entre le gouvernement Blum et les révolutionnaires du Front populaire.

La question des responsabilités

La manœuvre a si bien réussi qu’on en vient à soupçonner même un guet-apens nationaliste. Certains éléments viennent renforcer cette thèse. La police a arrêté deux hommes de mains du Comité de rassemblement anti-soviétique (Cras) - une reconstitution du parti franciste - qui avouent être payés pour perturber des réunions et rassemblement de gauche. Or l’un d’eux figure parmi les blessés de Clichy. Même si la préfecture de police s’intéresse un temps à cette piste, cela ne peut expliquer seul le déclenchement de la fusillade.

Les explications officielles de la presse socialiste et communiste ne sont pas beaucoup plus satisfaisantes. Elle dénonce les agissements de l’extrême-gauche, mais les rapports des renseignements généraux précisent que trotskistes et anarchistes ne sont qu’une poignée à être potentiellement impliqués dans les affrontements. Au sein de la SFIO, on se fait plus précis et Marx Dormoy accuse Marceau Pivert ainsi que ses TPPS d’avoir entraîné la foule à l’assaut des barrages de police.

Marceau Pivert ne nie pas la participation de ses troupes dans la bataille, mais impute quant à lui la responsabilité politique du massacre au gouvernement, qu’il accuse de trahison dans le supplément des Cahiers rouges de mai 1937 : « Oui, on a rapproché […] les mesures prises par le gouvernement pour rétablir la confiance des possédants et les mesures de protection de la réunion des Croix-de-feu. Oui, on a difficilement compris que le rassemblement populaire, la fédération de la Seine, la municipalité socialiste de Clichy, convoquent une contre-manifestation et que le ministre de l’Intérieur, socialiste, n’interdise pas la réunion fasciste » .

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Le portrait de Solange Demangel, militante socialiste tuée à Clichy, orne les réunions du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) créé par Marceau Pivert après son exclusion de la SFIO en 1938

Il importe finalement assez peu de savoir qui est à l’origine des premiers coups de feu et à l’initiative des affrontements. Quoi qu’il en soit, le 16 mars au soir, des milliers de femmes et d’hommes se sont montrés prêts à en découdre pour faire taire l’extrême-droite. Cette même extrême-droite qui a été défendue par un gouvernement de Front populaire.

Le 16 mars, une rupture au sein du Front populaire

Les morts de Clichy sont, au lendemain du 16 mars, élevés au rang de martyr et le Front populaire tout entier communie dans une des plus grandes manifestations de son histoire pour leur rendre un dernier hommage. Il n’empêche que la rupture entre le Front populaire de gouvernement et l’extrême-gauche est consacrée. Au sein de la SFIO, Marceau Pivert et la Gauche révolutionnaire (GR) ont beau emporter la direction de la fédération de la Seine, ils sont exclus en 1938. Parmi les charges retenues contre les révolutionnaires, il y a notamment ces événements du 16 mars 1937.

Emile (AL Paris Sud)

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